Qui veille au grain ? Du consensus scientifique à l'action publique
Partie I. Un système défaillant

Partie I. Un système défaillant

Le modèle agro-industriel a donné naissance à une situation inédite d’abondance alimentaire à l’échelle mondiale. Pour autant, près de la moitié de l’humanité souffre de malnutrition. De manière générale, les niveaux de prix historiquement bas atteints par les marchandises agricoles et les produits alimentaires masquent des coûts bien réels. Notre alimentation n’a en réalité probablement jamais coûté aussi chère. Elle se paye en dégradation de la santé publique, en détérioration des conditions de vie de millions de travailleurs, et en dommages environnementaux d’ampleur planétaire.

Nourrir le monde : pari perdu

Une malnutrition omniprésente, au Nord comme au Sud

D’un côté, l’insécurité alimentaire modérée ou grave

1L’insécurité alimentaire modérée se traduit par des épisodes de faim irréguliers ou par une alimentation de qualité insuffisante provoquant diverses carences (protéines, fer, iode, vitamines) et problèmes de santé. Les formes les plus graves d’insécurité alimentaire se manifestent par une sous-alimentation chronique, situation dans laquelle la ration alimentaire quotidienne ne suffit pas à couvrir les besoins énergétiques de base du corps humain.
touche 2,4 milliards de personnes dans le monde en 2020, dont 770 millions souffrant de sous-alimentation
2FAO (2021) The State of Food Security and Nutrition in the World 2021. FAO, Rome.
(Figure I.1). De l’autre côté, deux milliards d’adultes sont en surpoids, dont 650 millions en situation d’obésité
3OMS (2021) Obésité et surpoids. Principaux faits. URL : https://www.who.int/fr/news-room/fact-sheets/detail/obesity-and-overweight
(Figure I.2). Prise dans son ensemble, près de la moitié de l’humanité souffre d’une forme ou d’une autre de malnutrition
4Il existe un certain recouvrement entre les populations affectées par l’insécurité alimentaire et par le surpoids. Voir : Farrell P. et al. (2018) How food insecurity could lead to obesity in LMICs: When not enough is too much: a realist review of how food insecurity could lead to obesity in low- and middle-income countries. Health Promotion International 33:812–826.
.

Figure I.1 : Part de la population souffrant de sous-alimentation par pays en 2016.
Source : Ritchie (2019)
5Ritchie H. (2019) 12 key metrics to understand the state of the world. Published online at OurWorldInData.org.
CC BY, d’après données FAO
Figure I.2 : Part de la population souffrant d’obésité par pays en 2016.
Source : Ritchie et Roser (2019)
6Ritchie H. et Roser M. (2017) Obesity. Published online at OurWorldInData.org.
CC BY, d’après données OMS

Même dans les pays du Nord, à qui profite l’organisation du système alimentaire mondialisé, près de 10 % de la population est en situation d’insécurité alimentaire modérée ou grave

7FAO (2021) The State of Food Security and Nutrition in the World 2021. FAO, Rome.
. La France ne fait pas exception
8Une étude de l’ANSES rapporte que 11 % de la population française était en situation d’insécurité alimentaire modérée ou grave en 2014. Voir ANSES (2017) Étude individuelle nationale des consommations alimentaires 3 (INCA 3)
. Le recours à l’aide alimentaire, un dispositif censé pallier aux situations d’urgence, a quasiment doublé en dix ans et concerne aujourd’hui plus de cinq millions de personnes
9Le Morvan F. et Wanecq T. (2019) La lutte contre la précarité alimentaire. Évolution du soutien public à une politique sociale, agricole et de santé publique. Rapport IGAS n°2019-069R.
. Mais il ne s’agit là que de la partie la plus visible du problème : lors de l’enquête sur la pauvreté en France menée en 2021 par l’Ipsos et le Secours Populaire sur un échantillon représentatif de la population, 27 % des sondés déclaraient se restreindre sur la quantité de ce qu’ils mangeaient pour des raisons financières, et 37 % sur la qualité des produits
10Ipsos et Secours Populaire Français (2021) Résultats du 15e baromètre IPSOS / SPF sur la perception de la pauvreté et la précarité par les Françaises et les Français. URL : https://www.secourspopulaire.fr/barometre-pauvrete-ipsos
.

Les paysans, premières victimes de la faim

La production agricole mondiale est en théorie largement suffisante pour nourrir correctement l’ensemble de l’humanité

11D’après les données de la FAO, la disponibilité alimentaire à l’échelle mondiale est d’environ 2 950 kcal/personne/jour sur la période 2018-2020 et les apports énergétiques recommandés sont en moyenne de 2 360 kcal par jour. Voir FAOSTAT. Suite of Food Security Indicators. URL : https://www.fao.org/faostat/en/#data/FS
12Le surplus de nourriture disponible à l’échelle mondiale apparaît d’autant plus marqué lorsque l’on considère qu’environ un tiers des céréales produites servent à l’alimentation des animaux d’élevage et que la production d’un kilogramme de viande nécessite en moyenne trois kilogrammes de céréales. Voir Mottet A. et al. (2017) Livestock: On our plates or eating at our table? A new analysis of the feed/food debate. Global Food Security 14:1–8.
. Dans les faits, elle est cependant inaccessible aux populations les plus pauvres, dont une partie de la paysannerie elle-même
13Environ les trois quarts des personnes souffrant de la faim dans le monde sont des travailleurs agricoles. Voir Sanchez PA. et al. (2005) Halving hunger : it can be done. UN Millennium Project, Task Force on Hunger.
. L’Inde, par exemple, est à la fois le premier exportateur mondial de riz et le pays où le plus d’humains souffrent de la faim
14Elle est aussi exportatrice agricole nette, tous produits confondus. Voir : FAOSTAT. Rankings. URL : https://www.fao.org/faostat/en/#rankings/countries_by_commodity_exports
15FAO (2021) The State of Food Security and Nutrition in the World 2021. FAO, Rome.
. Ce triste paradoxe illustre le fait que sur les marchés agricoles internationaux, l’offre est structurée non pour répondre aux besoins nutritifs de base de chacun, mais pour satisfaire une demande économique solvable. Il existe un écart considérable entre la finalité économique du système alimentaire mondialisé et la fonction nourricière qu’on pourrait légitimement en attendre. Paradoxalement, la baisse des coûts de production résultant de l’explosion de la productivité agricole ne contribue pas à résoudre cette défaillance du système alimentaire, bien au contraire. En effet, dans un contexte où plusieurs centaines de millions de personnes dépendent du travail de la terre pour assurer leur subsistance, la baisse tendancielle des prix agricoles sur les marchés internationaux – conséquence de la baisse des coûts de production dans les pays industrialisés – est devenue l’une des principales causes de sous-alimentation sur Terre
16Mazoyer M. (2006) Développement agricole inégal et sous-alimentation paysanne. La jaune et la rouge 612:33–40.
. Cette situation est la conséquence d’une double inégalité. Une première inégalité réside dans l’accès aux terres et aux moyens de production, ce qui conditionne la productivité. Celle-ci varie de 1 à 1 000 entre la paysannerie non mécanisée des pays du Sud et l’agriculture industrielle intensive en intrants des pays du Nord
17Mazoyer M. (2006) Développement agricole inégal et sous-alimentation paysanne. La jaune et la rouge 612:33–40.
. Une seconde inégalité trouve son origine dans le soutien public. Les subventions financières à l’agriculture sont largement supérieures dans les pays du Nord et amplifient les distorsions de concurrence sur des marchés mondialisés.

Résultat de ces disparités, les paysans les moins bien équipés et les moins soutenus par l’argent public sont contraints de s’aligner sur les prix faibles des produits fortement subventionnés de l’agriculture industrielle, avec lesquels ils sont mis en concurrence. Ils s’appauvrissent, se privent de nourriture pour faire face à leurs dépenses contraintes (renouvellement du matériel et des semences, énergie, logement, santé, éducation, crédits, impôts), et nombre d’entre eux finissent par abandonner leurs terres pour rejoindre les villes dans l’espoir d’améliorer leur situation.

paysan kenyan
Paysan kényan travaillant à l’aide d’un outil manuel.
À l’échelle mondiale, les fermes de moins de deux hectares représentent 84 % des exploitations agricoles, assurant un revenu de subsistance à plus d’un milliard de personnes. Cependant, elles ne couvrent que 12 % de la superficie agricole totale. Inversement, seules 1 % des exploitations font plus de 50 hectares mais concernent plus de 70 % des surfaces agricoles mondiales
18Lowder SK. (2019) Farms, family farms, farmland distribution and farm labour: What do we know today? FAO Agricultural Development Economics Working Paper 19-08. Rome, FAO.
.
Crédits : CIAT/NathanRussell CC BY-NC-SA

L’alimentation, cause majeure de dégradation de la santé publique en France

Une alimentation saine et en quantité appropriée est la première condition de la bonne santé humaine. Inversement, un régime inadapté joue un rôle déterminant dans l’apparition de nombreuses pathologies, la dégradation de la qualité de vie et le risque de mort prématurée. En France, l’alimentation inadaptée constitue le premier facteur de risque de mauvaise santé

19Cartron F. et Fichet J-L. (2020) Rapport d’information fait au nom de la délégation sénatoriale à la prospective sur « Vers une alimentation durable : Un enjeu sanitaire, social, territorial et environnemental majeur pour la France ». Rapport au Sénat n° 476.
, et l’une des premières causes de mortalité
20Prud’homme L. et Crouzet M. (2018) Rapport fait au nom de la commission d’enquête sur l’alimentation industrielle : qualité nutritionnelle, rôle dans l’émergence de pathologies chroniques, impact social et environnemental de sa provenance. Rapport à l’Assemblée Nationale n° 1266.
.

La principale raison de cette évolution se trouve dans la métamorphose récente de notre régime alimentaire. Plusieurs siècles d’innovation agricole, de développement des infrastructures de transport, et d’amélioration des procédés de conservation et de transformation avaient considérablement amélioré notre alimentation. Mais depuis les années 1980, l’alimentation a cessé d’être un vecteur de progrès sanitaire. Nous sommes entrés dans une nouvelle ère nutritionnelle : celle d’une alimentation industrielle largement façonnée par les grandes entreprises de l’agroalimentaire et de la distribution, et aux lourdes conséquences sur la santé publique. Le taux d’obésité est passé de 6,5 % de la population adulte française en 1991

21Zerguine M. (2002) Caractéristiques de l’obésité massive en Lorraine: l’expérience du centre médico-diététique de l’ALUMNAT. Sciences du Vivant (q-bio). hal-01738824. p.25
, à 17 % en 2006 avant de se stabiliser
22Santé Publique France (2017) Étude de santé sur l’environnement, la biosurveillance, l’activité physique et la nutrition (Esteban) 2014-2016. Volet Nutrition. Chapitre Corpulence.
. Après un essor tout aussi rapide, le surpoids touche quant à lui près de la moitié des adultes et 17 % des enfants
23INSERM (2012) Enquête épidémiologique nationale sur le surpoids et l’obésité. Résultats de l’enquête ObÉpi. URL : https://presse.inserm.fr/wp-content/uploads/2012/10/obepi_2012.pdf
.

Dans les circuits agro-industriels, les produits agricoles bruts sont décomposés pour obtenir des produits alimentaires intermédiaires (PAI) comme la poudre de lait, la poudre d’œufs, l’amidon de maïs, le sucre, les huiles raffinées, et les minerais de viandes

24Principalement des chutes issues de la découpe des carcasses. On y trouve un mélange de muscles, tendons, graisses, os et cartilages.
. La fabrication des produits de grande consommation est essentiellement une activité d’assemblage de ces PAI et d’additifs divers (conservateurs, colorants, arômes, exhausteurs de goût, agents texturants…​). Les produits ultra-transformés sont la forme la plus aboutie de cette organisation industrielle
25On retrouve parmi les plus communs les friandises (biscuits, chocolats, bonbons…), les céréales de petit-déjeuner, les biscuits apéritifs, les produits à tartiner sucrées ou salées, les préparations à base de viande ou de poisson (knacks, surimi, cordon bleu, poisson pané…) et une large gamme de plats cuisinés. Voir Monteiro CA. et al. (2016) NOVA. The star shines bright. World Nutrition 7:28–38.
. Ils sont généralement riches en sucres, en graisses, en sel et en additifs.

][''
Liste des ingrédients et score nutritionnel d’un cordon bleu industriel. L’indice NOVA 4 correspond aux aliments ultra-transformés. Un cordon bleu industriel se compose en général d’une trentaine d’ingrédients sous formes de chutes issues de la découpe des carcasses, de poudres, de sirops, d’agents texturants, d’arômes de synthèse, de colorants et de conservateurs
26Voir l’analyse détaillée des ingrédients dans Gangler M. et Blanchard M. (2020) La grande malbouffe. Arte.
.
Crédits : OpenFoodFacts, Creative Commons.

De nombreuses études ont établi un lien entre la consommation d’aliments ultra-transformés et un risque accru de surpoids, d’obésité, d’hypertension artérielle, de cancer, de troubles fonctionnels digestifs, de maladies cardio-vasculaires, et de mort prématurée

27Fiolet T. et al. (2018) Consumption of ultra-processed foods and cancer risk: results from NutriNet-Santé prospective cohort. BMJ 360:k322.
28Srour B. et al. (2019) Ultra-processed food intake and risk of cardiovascular disease: prospective cohort study (NutriNet-Santé). BMJ 365:l1451.
29Schnabel L. et al. (2019) Association Between Ultraprocessed Food Consumption and Risk of Mortality Among Middle-aged Adults in France. JAMA Internal Medicine 179:490–498.
. Or les aliments ultra-transformés représentent environ sept produits sur dix dans l’offre des supermarchés
30LaNutrition.fr (2021) Le bon choix au supermarché. Thierry Souccar Editions.
, et 36 % des calories consommées par les Français
31Julia C. et al. (2018) Contribution of ultra-processed foods in the diet of adults from the French NutriNet-Santé study. Public Health Nutrition 21:27–37.
.

Au-delà de leur impact sur la mortalité, les pathologies liées à l’alimentation représentent aussi une cause majeure de dégradation de la qualité de vie et du vieillissement en mauvaise santé. L’obésité est par exemple associée à des complications fréquentes telles que du diabète, des maladies respiratoires, des troubles hormonaux, des maladies articulaires ou encore des problèmes gastriques et dermatologiques

32INSERM (2017) Obésité. Une maladie des tissus adipeux. Article publié sur le site internet de l’INSERM. URL : https://www.inserm.fr/dossier/obesite/
. La France compte 3,6 millions de personnes diabétiques
33Environ 90 % des quatre millions de cas de diabète sont de type 2 (insulino-résistance), dont le premier facteur de risque est la mauvaise alimentation. Voir Assurance Maladie (2021) Rapport au ministre chargé de la Sécurité sociale et au Parlement sur l’évolution des charges et des produits de l’Assurance Maladie au titre de 2022 (loi du 13 août 2004).
, un chiffre en augmentation continue
34Santé Publique France (2019) Prévalence et incidence du diabète. URL : https://www.santepubliquefrance.fr/maladies-et-traumatismes/diabete/articles/prevalence-et-incidence-du-diabete
.

L’alimentation déséquilibrée ne peut raisonnablement être imputée aux seuls consommateurs, à qui l’orientation de l’offre alimentaire, le travail de marketing, la composition et la qualité nutritionnelle des produits échappent entièrement. Les industries agroalimentaires et la grande distribution constituent aujourd’hui les forces d’influence dominantes de l’évolution de nos régimes alimentaires. Les maigres dispositions réglementaires obligeant les annonceurs à mentionner « d’éviter de manger trop gras, trop sucré, trop salé »

35Article 29 de la Loi n° 2004-806 du 9 août 2004 relative à la politique de santé publique.
ne suffisent pas à compenser l’effet des milliards d’euros investis en publicité par les secteurs de la grande distribution et de l’agroalimentaire, premiers annonceurs publicitaires
36Avec un quart des dépenses en 2017. Voir Kantar Media, France Pub, IREP (2017) BUMP 2017 : Baromètre Unifié du Marché Publicitaire. URL : https://www.kantar.com/fr/actualites-presse/2017-bump-annuel
. La responsabilité des grands groupes industriels et commerciaux est d’autant plus grande qu’une large part de leur stratégie marketing vise directement les enfants. Il est plus difficile une fois adulte d’agir sur des comportements alimentaires et des modifications physiologiques acquis durant les premiers âges de la vie
37Site internet de l’Assurance Maladie (2021) Prévention du surpoids et l’obésité de l’enfant. URL : https://www.ameli.fr/medecin/sante-prevention/enfants-et-adolescents/un-enjeu-de-sante-publique
.

Il existe une vaste asymétrie d’information de part et d’autre de l’étal : les entreprises agroalimentaires et la grande distribution sont en mesure de tester la capacité de leurs produits à provoquer l’acte d’achat sur des millions de cobayes. Elles peuvent ainsi adapter en conséquence leur composition et leur packaging pour influencer nos choix alimentaires, tandis que les consommateurs peinent à accéder à des informations fiables et synthétiques sur la composition, la provenance et la durabilité des produits qu’ils achètent. Les actions de sensibilisation se succèdent mais s’avèrent bien insuffisantes. Quelques mois après le lancement de la campagne « Manger au moins cinq fruits et légumes par jour » lancée en 2007, 93 % des Français avaient eu connaissance de ce message, mais seuls 3 % d’entre eux déclaraient avoir changé d’alimentation volontairement sur cette période

38INSEE (2015) Cinquante ans de consommation alimentaire : une croissance modérée, mais de profonds changements. INSEE première n°1568.
.

Enfin, notre alimentation est également à l’origine de problèmes de santé publique aux cours des différentes étapes de sa production. Les agriculteurs sont en particulier exposés à de nombreuses molécules toxiques pouvant favoriser l’apparition de pathologies graves dont plusieurs cancers et la maladie de Parkinson

39INSERM (2021) Pesticides et santé – Nouvelles données. Pôle Expertise Collective INSERM.
. L’activité agricole génère en outre des polluants atmosphériques ayant des conséquences à grande échelle sur la santé (allergies, maladies respiratoires chroniques, cancers)
40ADEME (2012) Émissions agricoles de particules dans l’air. État des lieux et leviers d’action.
et participe à l’émergence de pathogènes résistants aux antibiotiques
41Manyi-Loh C. et al. (2018) Antibiotic Use in Agriculture and Its Consequential Resistance in Environmental Sources: Potential Public Health Implications. Molecules 23:795.
. Les ouvriers et employés des usines agroalimentaires, de la logistique ou de la grande distribution subissent quant à eux des conditions de travail difficiles pouvant causer des accidents, du stress, et conduire aux développement de différentes maladies professionnelles (troubles musculosquelettiques, dépression et anxiété, etc.)
42Voir les informations présentées sur le site de l’INRS, catégories Agroalimentaire et Commerces alimentaires. URL : https://www.inrs.fr/
.

Conditions de travail : le nivellement par le bas

Des agriculteurs qui ne gagnent pas leur vie

Malgré les fortes disparités de revenus et les différences de conditions de travail existant au sein de la profession, les exploitants agricoles constituent la catégorie professionnelle qui travaille le plus

43Chardon O. et al. (2020) Les agriculteurs : de moins en moins nombreux et de plus en plus d’hommes. INSEE Focus 212.
, part à la retraite le plus tardivement
44Flamand L. et al. (2018) Qui travaille après 65 ans ? Dans France, portrait social, édition 2018. Insee Références.
, mais aussi celle dont le niveau de vie est parmi les plus faibles
45Chartier L. (2015) Les agriculteurs : des précaires invisibles. Pour 225:49–59.
. Cette iniquité est le résultat combiné d’une répartition inégale de la valeur au sein du système alimentaire et de la nécessité pour les agriculteurs d’appuyer leur activité sur un important capital professionnel.

Les agriculteurs travaillent en moyenne 55 heures par semaine, contre 37 heures pour l’ensemble des personnes ayant un emploi

46Chardon O. et al. (2020) Les agriculteurs : de moins en moins nombreux et de plus en plus d’hommes. INSEE Focus 212.
. La grande majorité d’entre eux travaillent par ailleurs régulièrement le week-end et prennent peu, voire pas, de congés. Cela étant, les revenus tirés de l’activité agricole sont très faibles au regard du labeur fourni. Sur la période 2017-2020, la moitié des moyennes et grandes exploitations agricoles ont dégagé un revenu par travailleur après cotisations sociales inférieur à 1 280 euros par mois
47Synthèse des données du Réseau d’Information Comptable Agricole (RICA) pour les années 2017 à 2020. La moyenne sur la période du résultat courant avant impôts par travailleur non salarié (RCAI par UTANS) médian est de 20 706 euros par an. Les cotisations sociales représentent en moyenne 26 % du RCAI sur la période.
. Ramené au temps de travail, la majorité des agriculteurs se rémunère donc à un taux horaire inférieur à 70 % du SMIC. Pour un quart des exploitations, le revenu dégagé par travailleur est inférieur à 600 euros par mois, et ce avant même d’éventuelles cotisations sociales
48La moyenne sur la période du résultat courant avant impôts par travailleur non salarié (RCAI par UTANS) du dernier quartile est de 7 134 euros par an. Source : synthèse des données du Réseau d’Information Comptable Agricole (RICA) pour les années 2017 à 2020. La moyenne sur la période du résultat courant avant impôts par travailleur non salarié (RCAI par UTANS) médian est de 20 706 euros par an. Les cotisations sociales représentent en moyenne 26 % du RCAI sur la période.
. De l’autre côté de l’échelle, les 10 % d’exploitations les plus rémunératrices parviennent à un revenu mensuel avant cotisations supérieur à 5 500 euros
49Le RCAI par UTANS moyen du premier décile sur la période 2017-2020 est de 66 422 euros par an. Source : synthèse des données du Réseau d’Information Comptable Agricole (RICA) pour les années 2017 à 2020. La moyenne sur la période du résultat courant avant impôts par travailleur non salarié (RCAI par UTANS) médian est de 20 706 euros par an. Les cotisations sociales représentent en moyenne 26 % du RCAI sur la période.
.

La faiblesse des revenus et des cotisations se répercute sur le niveau des pensions de retraite : 860 euros par mois en moyenne pour les non-salariés agricoles après une carrière complète, avec une différence marquée entre les hommes et les femmes

50980 contre 750 euros mensuels. Voir DREES (2020) Le niveau des pensions. Dans Les retraités et les retraites – édition 2020.
. La situation est encore pire pour les conjointes d’agriculteurs qui, ayant travaillé toute leur vie sans statut professionnel ni revenu auprès de leur compagnon, touchent la plupart du temps des pensions inférieures à 600 euros mensuels
51Chassaigne A. et al. (2021) Proposition de loi visant à assurer la revalorisation des pensions de retraites agricoles les plus faibles. Proposition de loi n° 4137 présentée à l’Assemblée Nationale.
.

Les prix de vente trop peu élevés des produits agricoles sont l’un des principaux facteurs à l’origine de la faiblesse des revenus. Dans un contexte de concurrence dérégulée entre des exploitations aux tailles et aux pratiques agricoles hétérogènes évoluant dans des pays aux conditions et normes de production très disparates (y compris au sein de l’Union Européenne), les prix et les conditions de travail sont mécaniquement tirés vers le bas. Le problème est aggravé par les capacités de négociations désavantageuses vis-à-vis des autres acteurs du système alimentaire. Sur 100 euros d’achats alimentaires, seuls 6,5 euros sont perçus par les agriculteurs français

52Plus précisément, l’étape de production agricole est à l’origine d’environ 10 % de la valeur ajoutée une fois déduites les taxes et importations alors qu’elle rassemble 15 % de l’emploi des secteurs étudiés. Voir Boyer P. (2020) « L’euro alimentaire » : le contenu de la dépense alimentaire en production agricole, en emplois et en valeurs ajoutées, importations et taxes. La lettre de l’observatoire de la formation des prix et des marges des produits alimentaires n° 16.
(Figure I.3). Le reste est majoritairement capté par des acteurs bénéficiant d’un fort pouvoir de négociation suite à la concentration économique historique des secteurs de l’agro-fourniture, de l’industrie agroalimentaire et de la grande distribution (voir IV. Les obstacles à surmonter).

][''
Figure I.3 : Répartition de la valeur ajoutée entre acteurs du système alimentaire en France en 2015. Sur 100 euros d’achats alimentaires, seuls 6,5 euros reviennent aux agriculteurs français.
Source : Les Greniers d’Abondance CC BY-NC-SA, d’après Boyer (2020)
53Boyer P. (2020) « L’euro alimentaire » : le contenu de la dépense alimentaire en production agricole, en emplois et en valeurs ajoutées, importations et taxes. La lettre de l’observatoire de la formation des prix et des marges des produits alimentaires n° 16.

Un deuxième facteur expliquant les faibles revenus agricoles tient dans la nécessité pour les agriculteurs d’acquérir un important capital professionnel pour pouvoir exercer leur métier (voir IV. Les obstacles à surmonter). Il s’agit concrètement des emprunts contractés pour obtenir du foncier, des bâtiments, du matériel, des animaux reproducteurs, et d’autres immobilisations, représentant en moyenne 266 000 euros par exploitation

54S’y ajoutent 193 000 euros d’actifs plus liquides (stocks, créances de court terme, trésorerie). Voir Agreste (2020) Graph’Agri 2020. Résultat des exploitations – Capital.
. Une grande partie de la valeur créée par l’activité agricole est en réalité non disponible immédiatement car elle participe à la constitution d’un patrimoine à travers le remboursement de ces emprunts
55Piet L. et al. (2021) Hétérogénéité, déterminants et soutien du revenu des agriculteurs français. Notes et études socio-économiques 49:5–40.
56Synthèse des données du RICA pour les années 2017 à 2020. Rapportée aux travailleurs non salariés, la moyenne sur la période du résultat courant avant impôts (RCAI par UTANS) médian est de 20 706 euros par an, celle de l’excédent brut d’exploitation (EBE par UTANS) médian est de 41 313 euros. La différence entre l’EBE et le RCAI participe à la constitution du capital une fois déduites les charges liées aux intérêts des emprunts (en moyenne 4, 4 % de l’EBE sur la période).
. « Vivre pauvre pour mourir riche »
57On retrouve cette formule dans de nombreux discours tout au long du processus d’industrialisation de l’agriculture et encore aujourd’hui. Voir par exemple l’intervention du ministre de l’agriculture Pierre Méhaignerie en 1980 dans un débat parlementaire sur un projet de loi d’orientation agricole : Journal Officiel de la République Française. Débats parlementaires. Sénat. Séance du lundi 25 février 1980.
devient une obligation et le poids de l’endettement exerce une pression constante sur les agriculteurs
58Solidarité Paysans (2013) Dans l’engrenage de l’endettement. Dans Miramap (ed.) Une autre finance pour une autre agriculture (pp. 53–60). Éditions Yves Michel
.

Des travailleurs précaires à tous les niveaux

La recherche permanente de gains de compétitivité qui caractérise le modèle agro-industriel (voir IV. Les obstacles à surmonter) a pour revers d’imposer des conditions de travail souvent délétères pour la qualité de vie et la santé des employés. Dans les pays industrialisés, ouvrier sur une chaîne de transformation alimentaire, employé de rayon, caissier de supermarché ou vendeur dans un fast-food sont autant d’emplois pénibles, peu gratifiants et la plupart du temps rémunérés au minimum légal. À titre d’exemple, les ouvriers des abattoirs industriels effectuent des gestes éprouvants de mise à mort et de découpe plusieurs heures par jour et par nuit dans un environnement extrêmement stressant et perturbant. Ils encourent de ce fait des risques conséquents d’accident du travail et de troubles psychologiques

59L214, site internet Viande.info. Conditions de travail et santé des ouvriers d’abattoirs. URL : https://www.viande.info/conditions-travail-ouvrier-abattoirs
60Reinhardt A-S. (2020) Les Damnés, des ouvriers en abattoirs. Les Batelières Productions.
. Plus visibles auprès des consommateurs, les livreurs affiliés aux plates-formes numériques de commande de repas représentent une nouvelle forme de travail précaire
61Amellal K. (2019) « Les travailleurs ubérisés sont les prolétaires du XXIe siècle ». Le Monde. URL : https://www.lemonde.fr/societe/article/2019/04/07/les-travailleurs-uberises-sont-les-proletaires-du-xxie-siecle_5446826_3224.html
.

Particulièrement mis en lumière suite à la fermeture des frontières lors de la crise sanitaire du printemps 2020

62Pécoud A. (2020) Agriculture : les migrants saisonniers récoltent ce que le Covid-19 a semé. The Conversation. URL : https://theconversation.com/agriculture-les-migrants-saisonniers-recoltent-ce-que-le-covid-19-a-seme-140116
, le recours à une main-d’œuvre étrangère, moins coûteuse et moins protégée, s’est systématisée dans certaines filières agricoles en France
63Mésini B. (2013) Mobile, flexibles et réversibles. Hommes & migrations 1301:67–76.
, en Espagne
64Hellio E. (2008) Importer des femmes pour exporter des fraises (Huelva). Études rurales 182:185–200.
, mais aussi en Allemagne
65Wagner B. et Hassel A. (2015) Labor Migration and the German Meat Processing Industry: Fundamental Freedoms and the Influx of Cheap Labor. South Atlantic Quarterly 114:204–214.
. Mis en place dès les années 1980 en France
66Par l’Office des Migrations Internationales.
, des contrats saisonniers permettent l’emploi temporaire de travailleurs étrangers qui doivent ensuite retourner dans leur pays. Certaines productions sont particulièrement dépendantes de cette main-d’œuvre étrangère, comme les cultures arboricoles et maraîchères des Bouches-du-Rhône en France
67Mésini B. (2013) Mobile, flexibles et réversibles. Hommes & migrations 1301:67–76.
ou la production de fraises en Andalousie
68Dans la province Huelva en Andalousie, les premiers contrats ont concerné « 600 Polonaises, 200 Marocains et quelques Latino-Américains. En 2003, le nombre de travailleurs sous contrat s’élevait déjà à 12 000. Il a presque doublé en 2004, et, en 2007, 35 000 ouvrières sont venues récolter les fraises de toute la province de Huelva ». Hellio E. (2008) Importer des femmes pour exporter des fraises (Huelva). Études rurales 182:185–200.
. Plus récemment, un nouveau type d’emploi intérimaire est apparu, avec des sociétés espagnoles spécialisées dans le détachement de main-œuvre extracommunautaire (majoritairement issue d’Amérique Latine) dans les pays européens
69Mesini B. et Laurent C. (2015) Concurrence des marchés de main-d’œuvre et dumping social dans l’agriculture. Économie rurale 349-350:171–176.
. De nombreuses irrégularités sont régulièrement constatées et sanctionnées
70Mésini B. (2008) Contentieux prud’homal des étrangers saisonniers dans les Bouches-du-Rhône. Études rurales 182:121–138.
: non-respect du droit des travailleurs, rémunérations en-deçà des minima légaux ou dissimulation du travail. Les abus sont courants, en particulier envers les femmes ou les personnes migrantes sans-papiers
71Mésini B. (2008) Contentieux prud’homal des étrangers saisonniers dans les Bouches-du-Rhône. Études rurales 182:121–138.
72Hameury G. (2021) Des migrants employés dans l’agroalimentaire sortent du silence. Le Télégramme. URL : https://www.letelegramme.fr/bretagne/des-migrants-employes-dans-l-agroalimentaire-sortent-du-silence-04-01-2021-12683559.php
.

almeria
Dans le Sud de l’Espagne, la péninsule d’Alméria est recouverte de serres destinées à la culture intensive de fruits et légumes sur une superficie équivalente à trois fois Paris (31 000 hectares). Dans cette « mer de plastique », la main-d’œuvre se compose principalement de travailleurs saisonniers immigrés d’Afrique du Nord, logés dans des bidonvilles. Ils endurent jusqu’à douze heures par jour des conditions de travail accablantes (températures atteignant 50°C, pauses quasi-inexistantes, exposition aux pesticides et aux particules cancérigènes) et ne bénéficient pas de protection sociale ni du salaire minimum légal
73Carlile C. et Kelly A. (2020) 'We pick your food': migrant workers speak out from Spain’s 'Plastic Sea'. The Guardian. URL : https://www.theguardian.com/global-development/2020/sep/20/we-pick-your-food-migrant-workers-speak-out-from-spains-plastic-sea
.
Crédits : © Yann Arthus Bertrand

Dans les pays du Sud, de nombreuses cultures d’export sont emblématiques des abus du modèle agro-industriel en matière de droit humain. Dans les pays riches, le faible prix des produits importés depuis l’étranger repose dans de nombreux cas sur la disparité des niveaux de revenu et sur l’absence de protection des travailleurs. La recherche des coûts de production les plus bas se traduit par une rémunération minimale et des conditions de travail indignes imposées aux populations les plus vulnérables.

Dans le sud de l’Inde, des dizaines de milliers de femmes décortiquent des noix de cajou dont l’enveloppe acide leur brûle les mains et les yeux, pour un salaire de quatre à six euros par jour

74France Info (2019) Inde : les petites mains de la noix de cajou. France 2, Journal de 20h. URL : https://www.francetvinfo.fr/monde/inde/inde-les-petites-mains-de-la-noix-de-cajou_3572263.html
. En Indonésie et en Malaisie, des millions de paysans dépossédés de leurs terres et des minorités en exil endurent un quasi-esclavage dans les plantations de palmiers à huile
75Mason M. et McDowell R. (2020) Palm oil labor abuses linked to world’s top brands, banks. The Associated Press. URL : https://apnews.com/article/virus-outbreak-only-on-ap-indonesia-financial-markets-malaysia-7b634596270cc6aa7578a062a30423bb
. Leurs passeports sont confisqués, les enfants mis au travail, et les femmes victimes de violences sexuelles. Le fruit le plus consommé au monde, la banane, est souvent cultivé par des travailleurs endurant jusqu’à quatorze heures de labeur quotidien sous une chaleur torride, six jours par semaine, pour un salaire ne permettant pas même de couvrir leurs besoins de base
76Bureau for Appraisal of Social Impacts for Citizen education (2015) Banana value chains in Europe and the consequences of unfair trading practices.
.

Ces exemples ne relèvent pas d’abus isolés. Il s’agit des conditions qui prévalent dès lors qu’aucune norme n’est appliquée ou qu’aucun contrôle n’est exercé sur les produits d’import. Dans un marché dérégulé, le mauvais traitement des travailleurs devient un « avantage comparatif » et se trouve automatiquement sélectionné.

Environnement : des dommages planétaires

Le système alimentaire est l’une des principales causes de dégradation des grands équilibres sur lesquels repose l’habitabilité de la planète. Ces impacts ne sont pas des effets accidentels, mais les conséquences directes et prévisibles des incitations économiques qui président au fonctionnement du modèle agro-industriel.

Un tiers des émissions de gaz à effet de serre

Le système alimentaire global est la première activité humaine responsable du changement climatique : il génère un tiers des émissions anthropiques mondiales de gaz à effet de serre

77Tubiello FN. et al. (2021) Greenhouse gas emissions from food systems: building the evidence base. Environmental Research Letters 16:065007.
, et correspond en France à 24 %
78Barbier C. et al. (2019) L’empreinte énergétique et carbone de l’alimentation en France. Club Ingénierie Prospective Énergie et Environnement, Paris.
de notre empreinte carbone totale
79L’empreinte carbone représente la quantité de gaz à effet de serre émis pour produire et mettre à disposition les biens et services consommés par une population donnée, quelle que soit leur origine géographique.
. Cette empreinte se répartit à raison de deux tiers pour la production agricole et la fabrication d’intrants, et un tiers pour les activités de l’aval (transformation, distribution, consommation ; Figure I.4).

empreinte carbone
Figure I.4 : Répartition sectorielle de l’empreinte carbone du système alimentaire français (hors changement d’affectation des terres). CH4 : méthane, N2O : protoxyde d’azote, HFC : fluides frigorigènes de climatisation.
Sur le poste Agriculture, les émissions proviennent majoritairement des rejets de méthane liés à l’élevage (fermentation entérique des ruminants et gestion des fumiers et lisiers), du protoxyde d’azote émis lors de l’épandage des engrais azotés, et de la fabrication des intrants (notamment les engrais azotés de synthèse). Le transport des marchandises et des personnes (déplacements pour faire les courses) représente les principales causes des émissions aval.
Source : Barbier et al. (2019)
80Barbier C. et al. (2019) L’empreinte énergétique et carbone de l’alimentation en France. Club Ingénierie Prospective Énergie et Environnement, Paris.

Premier moteur de la déforestation et de la perte de biodiversité

Au niveau mondial, l’expansion des terres agricoles est responsable de 80 % de la déforestation, les forêts tropicales étant les premières concernées

81Kissinger G. et al. (2012) Drivers of deforestation and forest degradation: a synthesis report for REDD+ policymakers. Lexeme Consulting, Vancouver.
. Avec elles sont détruits des écosystèmes ayant les plus hauts niveaux de biodiversité de la planète
82IPBES (2019) Summary for policymakers of the global assessment report on biodiversity and ecosystem services of the Intergovernmental Science-Policy Platform on Biodiversity and Ecosystem Services.
. Les principales filières agro-industrielles en cause sont l’élevage extensif de viande de boeuf et la culture du soja (dont l’élevage industriel constitue le principal débouché) en Amérique Latine, et la culture de palmiers à huile en Asie du Sud-Est
83Kissinger G. et al. (2012) Drivers of deforestation and forest degradation: a synthesis report for REDD+ policymakers. Lexeme Consulting, Vancouver.
. Dans cette région, l’aquaculture intensive est la première cause de destruction des forêts côtières (mangroves)
84Valiela I. et al. (2001) Mangrove Forests: One of the World’s Threatened Major Tropical Environments: At least 35% of the area of mangrove forests has been lost in the past two decades, losses that exceed those for tropical rain forests and coral reefs, two other well-known threatened environments, BioScience 51:807–815.
.

Le système alimentaire français participe à la forte demande mondiale pour ces produits, utilisés en alimentation humaine ou animale, ou comme agrocarburants. La France importe chaque année plus de trois millions de tonnes de tourteaux de soja pour l’alimentation animale, qui reposent sur l’exploitation d’une surface agricole équivalente à celles du Morbihan, des Côtes d’Armor et du Finistère réunies

85Greenpeace (2019) Mordue de viande : L’Europe alimente la crise climatique par son addiction au soja.
. Ce sont en moyenne plus de 26 000 hectares de forêts tropicales qui sont rasés chaque année pour couvrir les besoins en importations de matières premières de la France
86WWF (2021) Quand les européens consomment, les forêts se consument.
.

palmiers a huile
Parcelles de culture de palmiers à huile sur l’île indonésienne de Sumatra.
Crédits : Irawangp, CC BY-SA, Wikimedia Commons.

Le système agricole industriel dégrade les écosystèmes et, en détruisant les habitats de centaines de milliers d’espèces, se trouve être la première cause de l’effondrement de la biodiversité observée à l’échelle mondiale

87IPBES (2019) Summary for policymakers of the global assessment report on biodiversity and ecosystem services of the Intergovernmental Science-Policy Platform on Biodiversity and Ecosystem Services.
(Figure I.5) comme nationale
88Commissariat Général au Développement Durable (2019) Rapport de synthèse. L’environnement en France. La Documentation Française.
. L’homogénéisation des campagnes réduit les niches écologiques et les ressources disponibles pour la vie sauvage, tandis que l’utilisation massive de pesticides a des impacts considérables sur l’ensemble de la biodiversité, en décimant les insectes à la base de nombreuses chaînes alimentaires
89Jacquemet A. (2021) Le déclin des insectes. Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques, note n° 30.
(voir II. Un système vulnérable).

declin nature
Figure I.5 : Exemples du déclin de la nature observés à l’échelle mondiale, et responsabilité relative de divers facteurs. Le système alimentaire explique presque à lui seul les deux principales causes de recul de la biodiversité : le changement d’utilisation des espaces naturels (artificialisation et fragmentation des habitats, déforestation, aquaculture…) et l’exploitation directe des écosystèmes (surpêche, chasse). Il joue par ailleurs un rôle de premier plan dans les troisième et quatrième causes du déclin : le changement climatique et la pollution (pesticides, pollution des sols et des cours d’eau). Pris dans son ensemble, le système alimentaire est le premier secteur d’activité responsable de l’effondrement de la biodiversité.
Source : IPBES (2020)
90IPBES (2020) Le rapport de l’évaluation mondiale de la biodiversité et des services écosystémiques. Résumé à l’intention des décideurs.

Un système gourmand en ressources

À l’échelle mondiale

91Campbell BM. et al. (2017) Agriculture production as a major driver of the Earth system exceeding planetary boundaries. Ecology and Society 22:8.
comme nationale
92Conseil d’État (2010) Rapport annuel. L’Eau et son droit.
, le système alimentaire est le premier consommateur d’eau douce, qu’il s’agisse de prélèvements dans les eaux de surface (lacs et rivières) ou du puisement dans les aquifères souterrains (nappes phréatiques). Dans le cas des eaux de surface, la pression d’usage menace l’équilibre écologique des cours d’eau, voire les assèche totalement ; dans le cas des eaux souterraines, celles-ci peuvent être prélevées à un rythme bien supérieur au renouvellement de la ressource.

mer aral
Photographies satellites de la mer d’Aral en 1989 (à gauche) et en 2014 (à droite). Réserve d’eau salée s’étendant à l’origine sur plus de 300 km de diamètre et partagée entre le Kazakhstan au Nord et l’Ouzbékistan au Sud, la mer d’Aral a perdu 90 % de son volume
93CAWATER-info.net. Caractéristiques bathymétriques de la mer d’Aral de 1950 à 2009. URL : http://www.cawater-info.net/aral/data/tabs_e.htm
. Les fleuves qui l’alimentaient ont été détournés par des canaux afin d’irriguer des zones désertiques et d’y implanter des rizières et des champs de coton, asséchant peu à peu cette mer intérieure.
Crédits : CC BY-SA, Wikimedia Commons.

Le système alimentaire est la première cause de perturbation des cycles de l’azote et du phosphore, deux éléments essentiels aux cultures végétales

94Campbell BM. et al. (2017) Agriculture production as a major driver of the Earth system exceeding planetary boundaries. Ecology and Society 22:8.
. Ils se concentrent dans les zones d’élevage intensif et génèrent des pollutions majeures lorsqu’ils sont dispersés en grandes quantités dans les cours d’eau (déclin des espèces d’eau douce sensibles, zones mortes côtières, marées vertes).

L’organisation agro-industrielle moderne est par ailleurs très gourmande en énergie, que ce soit pour fabriquer les machines et les intrants utilisés en agriculture, faire rouler les tracteurs, transformer les produits alimentaires, transporter les marchandises et les consommateurs, gérer les déchets. Cette énergie étant principalement fournie par les combustibles fossiles, le système alimentaire participe à leur épuisement et aux risques de déstabilisation géopolitique associés (voir II. Un système vulnérable).

Sans transformation à la hauteur de ces enjeux, le système alimentaire contemporain compromet l’habitabilité de la planète pour des millions d’espèces, dont la nôtre. Le système alimentaire se trouve par ailleurs en première ligne face aux dérèglements écologiques globaux, ce qui risque à court ou moyen terme de remettre en cause la sécurité alimentaire de la population dans de nombreuses régions du monde, et ce jusque dans les pays industrialisés (voir II. Un système vulnérable).

Le coût réel de notre alimentation

Si le prix des produits alimentaires est en apparence historiquement faible

95La part du budget des ménages consacrée à l’alimentation (hors restauration) est passée de 30 % en 1960 à 15 % dans les années 2000. Voir Agreste (2021) Graph’Agri 2021. Revenus et dépenses des ménages.
, notre alimentation ne nous a en réalité jamais coûté aussi cher. Elle se paye en coûts concrets de santé publique et de traitement des pollutions, en subventions aux agriculteurs pour compenser des prix non rémunérateurs, et en coûts abstraits, difficilement voire non chiffrables : souffrances physiques et psychologiques, épuisement des ressources, dégradation des conditions d’habitabilité de la Terre.

Des « coûts cachés » inabordables

Plusieurs travaux ont cherché à estimer les coûts cachés (ou externalités négatives) de l’alimentation dans les pays industrialisés

96Royaume-Uni : Sustainable Food Trust (2019) The hidden cost of UK food. Revised edition 2019.
97États-Unis : The Rockefeller Foundation (2021) True Cost of Food: Measuring What Matters to Transform the U.S. Food System.
98Allemagne : Boston Consulting Group (2020) The True Cost of Food.
99Suisse : Perotti A. (2020) Moving Towards a Sustainable Swiss Food System: An Estimation of the True Cost of Food in Switzerland and Implications for Stakeholders. Master Thesis in the Field of Food Science Department of Environmental Systems Science ETH Zurich.
. Trois grands types de coûts cachés se dégagent : ceux liés à la santé humaine, ceux liés à la dégradation de l’environnement et ceux liés aux impacts socio-économiques. Les seuls coûts de santé directs liés aux déséquilibres alimentaires (soins médicaux, hospitalisations, congés maladie et pensions d’invalidité) peuvent avoisiner, suivant la méthodologie et le pays considérés, jusqu’au tiers des dépenses réalisées pour s’alimenter
100Cet ordre de grandeur est obtenu à partir de l’étude sur les États-Unis (The Rockefeller Foundation (2021) True Cost of Food: Measuring What Matters to Transform the U.S. Food System) en retirant de l’estimation du coût sanitaire les mesures de perte de productivité, dont la prise en compte est discutable selon nous.
. Les tentatives d’estimation des autres types d’externalités du système alimentaire, en particulier environnementales, aboutissent à des montants considérables dépassant de loin le prix apparent de l’alimentation.

Externalités sanitaires

En France, les pathologies causées par une mauvaise alimentation génèrent des coûts de santé du fait de leur prise en charge médicale et hospitalière, des arrêts de travail et des pensions d’invalidité. Le seul coût du surpoids et de l’obésité, qui ensemble touchent la moitié de la population française, a été estimé à 9,5 milliards d’euros par an

101Caby D. (2016) Obésité : quelles conséquences pour l’économie et comment les limiter ? Trésor-Éco 179:1–12.
. En intégrant toute la population, le coût total d’une alimentation déséquilibrée pour le système de santé représente a minima 14 milliards d’euros par an
102On considère que la population en surpoids est trois fois plus affectée par les pathologies liées à une mauvaise alimentation que le reste de la population (Caby D. (2016) Obésité : quelles conséquences pour l’économie et comment les limiter ? Trésor-Éco 179:1–12). Le coût pour la population non en surpoids, qui représente un même nombre de personnes, est ainsi estimé à un tiers du coût pour la population en surpoids. Nous prenons comme assiette de calcul uniquement les dépenses directes de l’assurance maladie chiffrées par Caby (2016, op. cit.) – à savoir la prise en charge médicale et hospitalière et les arrêts de travail soit 13, 4 milliards d’euros – et excluons faute de données les pensions d’invalidité et les pensions de retraite non versées du fait d’une durée de vie moins longue.
, soit un montant équivalent à l’ensemble des aides publiques à l’agriculture (voir ci-dessous). Cette estimation ne tient pas compte de l’impact sanitaire des activités agricoles sur la santé (exposition aux pesticides, pollution de l’air et de l’eau, antibiorésistance), très difficile à évaluer, ni des pathologies occasionnées par les conditions de travail qui prévalent dans l’agriculture et dans les circuits de transformation et de commercialisation des produits alimentaires.

Externalités socio-économiques

On retrouve en premier lieu dans cette catégorie les subventions publiques à l’agriculture (rendues nécessaires par la diminution des prix payés aux agriculteurs), ainsi que d’autres dépenses visant à compenser certains effets négatifs du modèle agro-industriel (développement économique rural, revitalisation des centre-bourgs, etc.). En France, les aides publiques directes au secteur agricole représentent à elles seules un coût total annuel de 14,3 milliards d’euros

103Elles comprennent 10, 5 Mds d’euros de subventions et 3, 8 Mds d’euros d’allégements fiscaux et sociaux. Voir Agreste (2021) Graph’Agri 2021. Aides à l’agriculture – Concours publics.
104Cela ignore les produits agricoles et alimentaires importés, eux-mêmes générant différentes externalités négatives dans les pays producteurs.
. L’aide alimentaire, dont le financement en France est estimé à 1,5 milliard d’euros par an
105Bazin A. et Coquet E. (2018) Rapport d’information fait au nom de la commission des finances sur le financement de l’aide alimentaire. Rapport au Sénat n° 34.
, peut aussi être considérée comme un coût caché de notre système alimentaire. Enfin, et bien qu’il ne s’agisse pas d’une externalité à proprement parler, le gaspillage entraîne un surcoût qui se répercute sur les prix des aliments. En France, en 2016, les produits agricoles et alimentaires perdus ou jetés représentaient une valeur de 16 milliards d’euros, dont une partie aurait pu être évitée
106INCOME Consulting et AK2C (2016) Pertes et gaspillages alimentaires : l’état des lieux et leur gestion par étapes de la chaîne alimentaire. Rapport – 164 pages
.

Externalités environnementales

Le système alimentaire est, à l’échelle mondiale, une cause majeure d’émissions de gaz à effet de serre, de destruction de biodiversité, d’érosion des sols et de pollution des cours d’eau. Une partie de ces impacts a une conséquence économique concrète, notamment pour le traitement de l’eau, dont le surcoût associé aux pollutions agricoles est en France de l’ordre de 1 milliard d’euros par an

107Bommelaer O. et Devaux J. (2011) Coûts des principales pollutions agricoles de l’eau. Collection « Études et documents » du Service de l’Économie, de l’Évaluation et de l’Intégration du Développement Durable (SEEIDD) du Commissariat Général au Développement Durable (CGDD).
.

Pour l’essentiel cependant, la valorisation monétaire de ces externalités est soumise à caution, tant sur le plan méthodologique (combien coûte l’émission d’une tonne de CO2 ?), que philosophique (combien coûte l’extinction d’une espèce ?). Climat, biosphère, sols, eau, la préservation de chacun de ces éléments est fondamentale à l’épanouissement des sociétés humaines sur Terre. Leur dégradation a donc un coût difficilement chiffrable, et ce d’autant plus à l’approche de certains seuils pouvant faire basculer le système Terre dans un état fondamentalement hostile à la vie humaine

108Lenton TM. et al. (2019) Climate tipping points – too risky to bet against. Nature 575:592–595.
.