
Les bouleversements globaux comme le changement climatique, le déclin de la biodiversité et l’épuisement des ressources non renouvelables pèsent de manière croissante sur l’organisation des sociétés humaines. Ces menaces sont à l’origine de perturbations brutales ou de long terme pouvant avoir de nombreuses conséquences sur la sécurité alimentaire. L’organisation actuelle du système alimentaire en France comme dans d’autres pays industrialisés le rend particulièrement vulnérable dans ce nouveau contexte. Les conditions ayant permis au modèle agro-industriel de voir le jour et de prospérer sont entièrement remises en cause. Sans changement de modèle, notre sécurité alimentaire est menacée.
De quoi parle-t-on ?
Cette partie repose sur l’exploration des concepts suivants, appliqués au système alimentaire (Figure II.1).
Menace : contexte susceptible de produire des perturbations touchant un ou plusieurs maillons des systèmes alimentaires. Plus une menace s’aggrave, plus ces perturbations sont fréquentes et intenses. Exemples : dérèglement climatique, épuisement des ressources pétrolières.
Perturbation : tendance ou événement affectant les systèmes alimentaires. Les perturbations graduelles (ou stress) ont des conséquences diffuses et progressives. Elles sont relativement prévisibles, bien que leur dynamique soit variable dans l’espace et le temps. Elles conduisent à des dégradations de fond des maillons constitutifs des systèmes alimentaires et peuvent accroître la vulnérabilité de ces derniers face aux perturbations brutales. Exemple : diminution du niveau moyen d’humidité des sols agricoles, déclin des insectes auxiliaires de cultures. Les perturbations brutales (ou chocs) correspondent quant à elles à des événements soudains, peu prévisibles, provoquant des situations de crise aux conséquences plus ou moins graves selon leur durée, leur intensité, et la vulnérabilité des éléments affectés. Exemples : vague de chaleur, choc pétrolier.
Risque majeur : perturbation brutale exceptionnelle susceptible de survenir en toutes circonstances, avec de lourdes conséquences pour les systèmes alimentaires et pour d’autres services et infrastructures critiques (système de santé, transport de marchandises, distribution d’énergie, etc.). Ces crises ne sont généralement pas associées à une menace en particulier. Toutefois, l’aggravation des menaces globales rend plus probable la survenue de certains risques majeurs. Exemples : dysfonctionnement du système électrique, crise sanitaire.
Facteur de risque : caractéristique d’un système alimentaire qui accroît sa vulnérabilité face à une ou plusieurs perturbations données. Exemples : homogénéité des systèmes agricoles, complexité de l’appareil technologique.

Certains des éléments abordés par la suite ont déjà été développés dans un précédent ouvrage 1
Les Greniers d’Abondance (2020) Vers la résilience alimentaire. Faire face aux menaces globales à l’échelle des territoires.
Des menaces multiples et qui s’aggravent
Le dérèglement climatique
Le rythme actuel d’augmentation de la température moyenne terrestre n’a pas d’équivalent dans l’histoire récente de la Terre 2
Il faut remonter à la dernière extinction massive du vivant il y a 65 millions d’années pour trouver un événement comparable. Voir Diffenbaugh NS. et Field CB. (2013) Changes in Ecologically Critical Terrestrial Climate Conditions. Science 341:386–392.3
Snyder CW. (2016) Evolution of global temperature over the past two million years. Nature 538:226–228.
Perturbations graduelles
Les effets déjà observés du changement climatique, bien que d’ampleur modeste au regard de ses conséquences à venir, sont l’une des principales causes de la stagnation et de la variabilité des rendements agricoles constatées depuis les années 1990 4
Ben-Ari T. et al. (2018) Causes and implications of the unforeseen 2016 extreme yield loss in the breadbasket of France. Nature Communications 9:1–10.5
Le Gouis J. et al. (2020) How changes in climate and agricultural practices influenced wheat production in Western Europe. Journal of Cereal Science 93:102960.
Les rendements des grandes cultures céréalières, base de notre alimentation, vont être contraints à la baisse 6
Zampieri M. et al. (2017) Wheat yield loss attributable to heat waves, drought and water excess at the global, national and subnational scales. Environmental Research Letters 12:064008.7
Dantec R. et Roux JY. (2019) Adapter la France au dérèglement climatique à horizon 2050 : urgence déclarée. Rapport d’information fait au nom de la Délégation sénatoriale à la prospective, n° 511.8
Celle-ci consomme à elle seule plus de 40 % de l’eau d’irrigation, sur la période où le stress hydrique est le plus important, et pour un usage peu efficace puisque destiné à l’alimentation animale. Voir Agreste (2021) Graph’Agri 2021. Pratiques culturales. Irrigation.

9
Climate Action Tracker (2021) The CAT Thermometer. URL : https://climateactiontracker.org/global/cat-thermometer/10
GIEC (2021) Climate change 2021. The physical science basis. Summary for policymakers.Lecture : En 2055, l’indice d’humidité des sols aura une valeur moyenne correspondant aux niveaux « sec » à « extrêmement sec » d’aujourd’hui dans la plupart des départements.
Source : Météo-France/CLIMSEC (2012)
11
Météo-France/CLIMSEC (2012) Résultats de l’étude CLIMSEC visualisés sur la plate-forme Drias, données Météo-France, CERFACS, IPSL. URL : http://www.drias-climat.fr/decouverte
12
FranceInfo (2019) Sécheresse : de plus en plus de communes ravitaillées en eau par camions. URL : https://www.francetvinfo.fr/meteo/climat/secheresse-de-plus-en-plus-de-communes-ravitaillees-en-eau-par-camions_3595465.html13
Exemples de pénuries en eau potable et témoignages sur http://secheresses.fr/temoignages.htmlCrédits : © Maxppp - Fabrice Anterion.
Dans un scénario relativement optimiste d’un réchauffement global d’environ 2,5°C d’ici 2100 par rapport à la période préindustrielle, le climat de Châlons-en-Champagne à la fin du siècle sera comparable au climat de Cahors aujourd’hui 14
Dubreuil V. (2021) Evolution des types de climat en France. Article publié sur la plate-forme DRIAS les futurs du climat. URL : http://www.drias-climat.fr/accompagnement/sections/30015
Les dégâts causés par les insectes ravageurs pourraient augmenter de 10 à 25 % par degré Celsius de réchauffement, avec un risque accru dans les régions tempérées ; Deutsch CA. et al. (2018) Increase in crop losses to insect pests in a warming climate. Science 361:916–919.16
Mbow C. et al. (2019) Food Security. Dans Shukla PR. et al. (Eds.) Climate Change and Land: an IPCC special report on climate change, desertification, land degradation, sustainable land management, food security, and greenhouse gas fluxes in terrestrial ecosystems.
Perturbations brutales
Les événements climatiques extrêmes vont se multiplier et gagner en intensité 17
Soubeyroux J-M. et al. (2020) Les nouvelles projections climatiques de référence DRIAS 2020 pour la Métropole. Rapport de Météo-France.18
Harchaoui S. et Chatzimpiros P. (2018) Energy, Nitrogen, and Farm Surplus Transitions in Agriculture from Historical Data Modeling. France, 1882–2013. Journal of Industrial Ecology. doi:10.1111/jiec.1276019
Grillakis MG. (2019) Increase in severe and extreme soil moisture droughts for Europe under climate change. Science of The Total Environment 660:1245–1255.

20
France Agricole (2019) Canicule : Des milliers d’hectares de vignes brûlés. URL : https://www.lafranceagricole.fr/actualites/canicule-des-milliers-dhectares-de-vigne-brules-1, 0, 441546943.htmlCrédits : © Chai d’Emilien.
L’effondrement de la biodiversité
Le déclin actuel de la diversité de la vie sur Terre est, par son ampleur et sa vitesse, comparable aux cinq grandes crises d’extinction massive des temps géologiques 21
Ceballos G. et al. (2015) Accelerated modern human–induced species losses: Entering the sixth mass extinction. Science Advances 1:e1400253.22
IPBES (2019) Global assessment report on biodiversity and ecosystem services.23
WWF (2020) Rapport Planète Vivante – Synthèse.24
IPBES (2019) Global assessment report on biodiversity and ecosystem services.
En France, les pare-brises désormais immaculés des voitures, qu’il fallait régulièrement nettoyer des impacts d’insectes il n’y a même pas vingt ans, témoignent de l’anéantissement des populations d’insectes, et par conséquent de l’ensemble des espèces qui en dépendent. Un constat largement soutenu par de nombreuses études : 33 % des oiseaux des milieux agricoles ont disparu en trente ans en France 25
Lévêque A. et Cerisier-Auger A. (2018) Biodiversité. Les chiffres clés édition 2018. Publication du Commissariat Général au Développement Durable.26
Lévêque A. et Cerisier-Auger A. (2018) Biodiversité. Les chiffres clés édition 2018. Publication du Commissariat Général au Développement Durable.27
Hallman C. et al. (2017) More than 75 percent decline over 27 years in total flying insect biomass in protected areas. PLoS One 12(10): e0185809.28
Seibold S. et al. (2019) Arthropod decline in grasslands and forests is associated with landscape-level drivers. Nature 574:671–674.
La transformation du modèle agricole de ces dernières décennies est la première cause de cette catastrophe écologique (Figure II.3) : destruction de nombreux habitats (haies, surfaces en herbe, zones humides), simplification des assolements, utilisation massive de pesticides (en particulier les insecticides néonicotinoïdes), prélèvements d’eau et pollutions aquatiques. En retour, le déclin de la biodiversité va avoir de lourds impacts sur les agrosystèmes.

Les espaces agricoles à haute valeur naturelle
29
Pour en savoir plus, lire : Solagro. Nos domaines d’intervention. Haute valeur naturelle. URL : https://solagro.org/nos-domaines-d-intervention/agroecologie/haute-valeur-naturelleSource : Pointereau et al. (2010)
30
Pointereau P. et al. (2010) Les systèmes agricoles à haute valeur naturelle en France métropolitaine. Courrier de l’environnement de l’INRA 59.Perturbations graduelles
La disparition des insectes pollinisateurs sauvages et la surmortalité de l’abeille domestique est l’une des menaces les plus emblématiques 31
Dainese M. et al. (2019) A global synthesis reveals biodiversity-mediated benefits for crop production. Science Advances 5(10):eaax012132
Klein A-M. et al. (2007) Importance of pollinators in changing landscapes for world crops. Proceedings of the Royal Society B 274:303–313
La biodiversité souterraine est un facteur déterminant de la fertilité des sols. Vers de terre, insectes, champignons et bactéries remplissent de nombreuses fonctions essentielles, telles que la libération des nutriments par décomposition de la matière organique, l’infiltration et la rétention de l’eau de pluie ou la nutrition et la protection des plantes 33
Turbé A. et al. (2010) Soil biodiversity: functions, threats and tools for policy makers: final report. Marseille : Bio Intelligence Service, IRD.
Par ailleurs, la prolifération et la propagation des pathogènes, des ravageurs et des espèces exotiques envahissantes sont facilitées dans des agrosystèmes plus homogènes et à faible biodiversité 34
FAO (2019) State of the World’s Biodiversity for Food and Agriculture. FAO, Rome.35
Rusch A. et al. (2016) Agricultural landscape simplification reduces natural pest control: A quantitative synthesis. Agriculture, Ecosystems and Environment 221:198–204.36
Dainese M. et al. (2019) A global synthesis reveals biodiversity-mediated benefits for crop production. Science Advances 5(10):eaax0121
De manière générale, la dégradation des multiples fonctions assurées par les espèces sauvages dans les agrosystèmes se traduit par une dépendance accrue aux interventions humaines et aux intrants de synthèse.

Affiche réalisée en 1956 par le gouvernement chinois dans le cadre de la campagne des « quatre nuisibles ». Les moineaux, qui se nourrissaient en partie des récoltes de grain, ont été l’objet d’une campagne d’éradication. Sans prédateurs, les populations de criquets – qui constituaient la majorité du régime des moineaux – ont proliféré, dévasté les cultures et contribué à aggraver la plus grande famine connue de l’histoire, ayant causé la mort de 35 à 50 millions de personnes
37
Shapiro J. (2001) Deforestation, famine, and utopian urgency: How the Great Leap Forward Mobilized the Chinese People to Attack Nature. Dans Mao’s War against Nature: Politics and the Environment in Revolutionary China (pp. 67–94). Cambridge University Press.Crédits : Chaohua meishu chubanshe
38
Affiche publiée sur le site chineseposters.net ; URL : https://chineseposters.net/posters/e12-901L’épuisement des ressources énergétiques et minières
Les combustibles fossiles représentent 80 % du mix énergétique mondial, deux tiers de la consommation énergétique française, et sont le principal carburant de nos activités économiques 39
Beck S. et al. (2019) Chiffres clés de l’énergie. Édition 2019. Publication du Commissariat Général au Développement Durable.

Source : Auzanneau et Chauvin (2021)
40
Auzanneau M. et Chauvin H. (2021) Pétrole. Le déclin est proche. Seuil.Les énergies fossiles sont des ressources non renouvelables à notre échelle de temps. Leur exploitation passe donc inévitablement par un pic de production puis par un déclin. Pour le pétrole, cette phase de contraction de l’offre mondiale est sans doute très proche. Les découvertes de gisements exploitables n’ont jamais été aussi faibles et la production de pétrole conventionnel 41
Il s’agit du pétrole « classique » et de bonne qualité que l’on extrait par simple forage vertical. Malgré son pic atteint, il représente encore plus de 80 % du pétrole brut produit en 2018. Les 20% restants de la production sont assurés par les pétroles dits “non conventionnels” : pétroles lourds, dont les “sables bitumineux”, “pétrole de schiste” et agrocarburants.42
Pétrole « non conventionnel » prisonnier dans une roche peu perméable devant être fracturée pour le récupérer. Cette roche n’est pas forcément du schiste, le terme s’est popularisé à l’usage mais on devrait lui préférer l’appellation « pétrole de réservoir compact ». L’exploitation de cette ressource nécessite plus d’équipements, de capitaux, et a un rendement énergétique plus faible que la plupart des pétroles conventionnels.43
Hacquard P. et al. (2019) Is the oil industry able to support a world that consumes 105 million barrels of oil per day in 2025? Oil & Gas Science and Technology – Revue d’IFP Energies nouvelles 74:88.44
The Shift Project (2021) Approvisionnement pétrolier futur de l’Union Européenne : état des réserves et perspectives de production des principaux pays fournisseurs. URL : https://theshiftproject.org/article/nouveau-rapport-approvisionnement-petrolier-europe/45
Reid D. (2018) US shale needs to add another ‘Russia’s worth of crude’ to prevent global oil shortage, IEA warns. CNBC. URL : https://www.cnbc.com/2018/11/13/us-shale-oil-must-add-another-russia-worth-of-production-iea-says.html46
The Shift Project (2021) Approvisionnement pétrolier futur de l’Union Européenne : état des réserves et perspectives de production des principaux pays fournisseurs. URL : https://theshiftproject.org/article/nouveau-rapport-approvisionnement-petrolier-europe/
Du peak oil au peak everything
Ces problématiques d’épuisement ne concernent pas seulement les énergies fossiles, mais aussi les ressources minières non renouvelables à la base des engrais minéraux non azotés ainsi que certaines matières premières employées pour la fabrication des machines et équipements utilisés à tous les niveaux du système alimentaire.
À mesure que les gisements les plus concentrés sont exploités, davantage d’énergie est nécessaire pour obtenir une même quantité de minerai 47
Bihouix P. (2014) L’âge des low tech. Le Seuil Anthropocène, Paris.48
Chowdhury RB. et al. (2017) Key sustainability challenges for the global phosphorus resource, their implications for global food security, and options for mitigation. Journal of Cleaner Production 140:945–963.49
Cela impactera par ailleurs la disponibilité en engrais phosphatés car l’acide sulfurique issu de la chimie du soufre trouve une de ses principales utilisation dans la synthèse de ces engrais à partir du phosphore minéral extrait des mines.
Par ailleurs, la transition vers des énergies décarbonées – principalement électriques (éolien, solaire, nucléaire) – et l’adaptation du réseau et des équipements nécessitent d’importantes quantités de métaux (cuivre, cobalt, nickel, etc.) 50
International Energy Agency (2021) The Role of Critical Minerals in Clean Energy Transitions. IEA, Paris. URL : https://www.iea.org/reports/the-role-of-critical-minerals-in-clean-energy-transitions51
Pitron G. (2019) La guerre des métaux rares. La face cachée de la transition énergétique et numérique. Les liens qui libèrent.52
Dedryver L. et Couric V. (2020) La consommation de métaux du numérique : un secteur loin d’être dématérialisé. Document de travail France Stratégie. URL : https://www.strategie.gouv.fr/publications/consommation-de-metaux-numerique-un-secteur-loin-detre-dematerialise53
La Chine concentre par exemple 85 % de la production mondiale de terres rares, éléments indispensables à de très nombreuses technologies modernes. Elle dispose de fait d’un moyen de pression considérable sur les pays importateurs. Voir Soria O. et Grau J. (2019) Terres rares : notre ultra-dépendance à la Chine (et comment en sortir). The Conversation. URL : https://theconversation.com/terres-rares-notre-ultra-dependance-a-la-chine-et-comment-en-sortir-125855
Autrement dit, le pic pétrolier risque d’entraîner dans son sillage une contraction généralisée de la consommation d’énergie, de la disponibilité en matières premières et donc du système productif.
Perturbations graduelles
Le système alimentaire en France est dans une situation de dépendance totale aux énergies fossiles, et tout particulièrement au pétrole 54
Barbier C. et al. (2019) L’empreinte énergétique et carbone de l’alimentation en France. Club Ingénierie Prospective Énergie et Environnement, Paris.55
Les Greniers d’Abondance (2020) Vers la résilience alimentaire. Faire face aux menaces globales à l’échelle des territoires.
Les contraintes à venir sur la production pétrolière mondiale et sur les matières qui en dépendent vont se traduire par un renchérissement tendanciel des intrants agricoles, de l’énergie et des équipements, avec un risque accru d’envolée des prix 56
Comme l’illustre la multiplication par trois du prix des engrais azotés en moins d’un an suite à l’envolée du cours du gaz naturel au cours de l’année 2021. Voir Collen V. (2021) Le prix des engrais tiré par la flambée des prix du gaz. Le Figaro. URL : https://www.lesechos.fr/industrie-services/energie-environnement/le-prix-des-engrais-tire-par-la-flambee-des-prix-du-gaz-1350175
Le transport routier fera également face à d’importantes difficultés puisque celui-ci dépend presqu’à 100 % du pétrole 57
Beck S. et al. (2019) Chiffres clés de l’énergie. Édition 2019. Publication du Commissariat Général au Développement Durable.
Une crise énergétique soudaine aurait des impacts majeurs sur le système alimentaire. En ville comme à la campagne, l’approvisionnement de la population repose très majoritairement sur les poids lourds, la grande distribution, les utilitaires de livraison et la voiture individuelle. Le système fonctionne en flux tendu et ne dispose par conséquent que de très peu de stocks. Une perturbation des transports routiers peut rapidement compromettre localement ou plus largement la sécurité alimentaire. L’exemple des manifestations contre la hausse des taxes sur les carburants au Royaume-Uni en 2000 est éclairant : moins d’une semaine après le début des blocages de certains terminaux pétroliers et raffineries, les supermarchés du pays rationnaient la nourriture et prévoyaient des pénuries imminentes 58
Hetherington P. et al. (2000) Panic as oil blockade bites. The Guardian. URL : https://www.theguardian.com/uk/2000/sep/12/oil.business3
Dans un contexte d’épuisement des ressources pétrolières, l’accroissement des tensions géopolitiques et de l’instabilité financière rendent d’autant plus probables les situations de crise (embargo, conflit, choc pétrolier).

59
Wright J. (2005) Falta Petroleo! Perspectives on the emergence of a more ecological farming and food system in post-crisis Cuba. Thesis, Wageningen University, Wageningen.60
Wright J. (2005) Falta Petroleo! Perspectives on the emergence of a more ecological farming and food system in post-crisis Cuba. Thesis, Wageningen University, Wageningen.Crédits : SuSanA Secretariat, CC BY, Flickr.
Les tensions économiques et politiques
Outre leurs conséquences directes sur les systèmes alimentaires, le dérèglement climatique et l’épuisement des ressources en énergies fossiles vont soumettre les sociétés humaines à un ensemble de contraintes tout à fait inédites.
Des zones aujourd’hui densément peuplées vont devenir littéralement inhabitables du fait des risques de submersion ou de conditions climatiques exposant les êtres humains à des chaleurs mortelles une part significative de l’année 61
Geisler C. et Currens B. (2017) Impediments to inland resettlement under conditions of accelerated sea level rise. Land Use Policy 66:322–330.62
Mora C. et al. (2017) Global risk of deadly heat. Nature Climate Change 7:501–506.63
IPCC (2020) Summary for Policymakers. Dans Shukla PR. et al. (Eds.) Climate Change and Land. An IPCC Special Report on climate change, desertification, land degradation, sustainable land management, food security, and greenhouse gas fluxes in terrestrial ecosystems.
Par ailleurs, la quantité d’énergie consommée – et en premier lieu la quantité de pétrole 64
Lepetit M. (2018) Méthodologie d’analyse des scenarios utilisés pour l’évaluation des risques liés au climat par une approche paradigmatique PIB-Pétrole. Publication de la Chaire Énergie et Prospérité. URL : http://www.chair-energy-prosperity.org/publications/methodologie-danalyse-scenarios-utilises-levaluation-risques-lies-climat-approche-paradigmatique-pib-petrole/65
Mesurée comme croissance du Produit Intérieur Brut (PIB)66
Giraud G. (2015) La croissance, une affaire d’énergie. Interview par Lydia Ben Ytzhak pour le journal du CNRS. URL : https://lejournal.cnrs.fr/articles/la-croissance-une-affaire-denergie67
Court V. (2018) Energy Capture, Technological Change, and Economic Growth: An Evolutionary Perspective. BioPhysical Economics and Resource Quality 3:12.
S’il est matériellement tout à fait possible de maintenir un niveau élevé de bien-être dans ces conditions, notre système économique a en revanche été pensé dans et pour un monde en croissance et se trouve mis en défaut lorsque celle-ci n’est pas au rendez-vous. La dégradation simultanée du contexte climatique, énergétique et économique fait par conséquent entrer nos sociétés dans une période de grande incertitude. Celle-ci sera propice aux perturbations, et nombre d’entre elles auront des répercussions sur le système alimentaire.
Perturbations graduelles
Du fait de l’organisation actuelle du système économique, un ralentissement structurel de la croissance provoque la dégradation des conditions de vie de la population. Les revenus et la consommation des ménages baissent, les entreprises réduisent leurs investissements et licencient, les recettes de l’État diminuent. Dans ce contexte, de nombreuses entreprises du système alimentaire seraient mises en difficulté, voire poussées à la faillite. De par leur niveau d’endettement élevé et leur dépendance aux subventions publiques, les exploitations agricoles sont particulièrement vulnérables à cet égard 68
Hors subventions, la moitié d’entre elles ont aujourd’hui un résultat courant avant impôts négatif. Voir Commission des Comptes de l’Agriculture de la Nation (2018) Les résultats économiques des exploitations agricoles en 2017.

69
DREES et INSEE (2021) Aide alimentaire : une hausse prononcée des volumes distribués par les associations en 2020. Communiqué de presse de la Direction de la Recherche, des Études, de l’Évaluation et des Statistiques (DREES) et l’Institut national de la Statistique et des Études Économiques (INSEE). URL : https://drees.solidarites-sante.gouv.fr/communique-de-presse/aide-alimentaire-une-hausse-prononcee-des-volumes-distribues-par-les70
Darmon N. et al. (2020) La crise du Covid-19 met en lumière la nécessaire remise en cause de l’aide alimentaire. The Conversation. URL : https://theconversation.com/la-crise-du-covid-19-met-en-lumiere-la-necessaire-remise-en-cause-de-laide-alimentaire-140137Crédits : © Valentina Camu.
Par ailleurs, la croissance économique permet de compenser en partie le processus d’accumulation inégale de richesses inhérent aux sociétés capitalistes 71
Le capitalisme est ici défini comme un système global d’organisation de la société structuré par et pour la rémunération des détenteurs de capitaux. Les profits capitalistes proviennent fondamentalement de la captation d’une partie de la valeur créée par les acteurs économiques, soit de manière directe à travers les bénéfices des entreprises, soit de manière indirecte à travers les loyers et les crédits. Ils peuvent aussi être le fruit d’une augmentation de la valeur marchande des actifs. Comprenant des mécanismes de protection et de transmission de la propriété privée, le capitalisme suit une logique intrinsèque d’accumulation inégale des richesses.72
Wilkinson R. (2004) Why is violence more common where inequality is greater? Annals of the New York Academy of Sciences 1036:1–12.73
Paskov M. et Dewilde C. (2012) Income inequality and solidarity in Europe. Research in Social Stratification and Mobility 30:415–432.74
Pickett K. et Wilkinson R. (2019) Pour vivre heureux, vivons égaux ! Comment l’égalité réduit le stress, préserve la santé mentale et améliore le bien-être de tous. Les liens qui libèrent.
Perturbations brutales
La montée des tensions liées à la dégradation de la situation économique pourrait ouvrir la voie à des crises sociales ou politiques majeures. Certaines infrastructures critiques du système alimentaire (transport, transformation, distribution) pourraient être mises en défaut suite aux grèves, blocages ou destructions d’équipements, qui se multiplieraient dans un tel contexte. Par ailleurs, le contrôle des ressources stratégiques va devenir un enjeu géopolitique de premier ordre. Des conflits entre États pourraient compromettre le bon fonctionnement du système alimentaire à travers des restrictions commerciales ou des perturbations touchant certaines chaînes de production mondialisées.

75
Guiné F. (2018) Les rayons de certains hypermarchés de Clermont-Ferrand se vident à cause du blocage des entrepôts. La Montagne. URL : https://www.lamontagne.fr/clermont-ferrand-63000/actualites/les-rayons-de-certains-hypermarches-de-clermont-ferrand-se-vident-a-cause-du-blocage-des-entrepots_13068423/#refreshCrédits : © Jean-Louis Gorce.
Le comportement imprévisible des marchés financiers face à une situation économique qui se dégrade est source d’instabilité supplémentaire. En 2008, les crédits immobiliers insolvables de nombreux ménages états-uniens furent à l’origine d’une grave crise financière, amplifiée et mondialisée par des mécanismes de spéculation complexes et opaques. S’ensuivit une crise économique mondiale touchant aussi bien les États, les banques et les entreprises, que les ménages. Depuis, les niveaux de dette privée (entreprises et ménages) ont encore augmenté 76
OECD.Stat Web Browser (2021) Financial Indicators – Stocks : Private sector debt. URL : https://stats.oecd.org/index.aspx?queryid=3481477
La pandémie de Covid-19 n’a rien arrangé étant donné que de nombreuses entreprises ayant dû stopper leur activité ont emprunté pour éviter la faillite, sans grande possibilité d’augmenter leur volume d’activité pour rembourser leurs dettes une fois la crise passée.78
Dans son rapport d’octobre 2019 sur la stabilité financière globale, le Fonds Monétaire International considérait qu’un ralentissement relativement modéré de la croissance économique mondiale suffirait à rendre près de 40 % de la dette des entreprises privées non solvable ; Fonds Monétaire International (2019) Rapport sur la stabilité financière dans le monde, édition d’octobre 2019. FMI, Washington, DC.79
Giraud G. (2019) « Nous sommes probablement à la veille d’une nouvelle crise financière majeure ». Le Vent se Lève. URL : https://lvsl.fr/gael-giraud-nous-sommes-probablement-a-la-veille-dune-nouvelle-crise-financiere-majeure/80
Les mécanismes de spéculation sur les marchés financiers pourraient par ailleurs accroître la volatilité des cours des matières premières agricoles et aggraver la crise.
Les risques majeurs
Outre les situations de crise associées aux menaces précédemment décrites, d’autres risques doivent être anticipés. Il s’agit d’événements imprévisibles, liés notamment à la structure complexe de nos sociétés industrielles, dont la probabilité s’accroît dans un contexte de dérèglement global. Ce sont des perturbations exceptionnelles par leur rareté et par l’ampleur de leurs conséquences. On peut entre autres citer les risques suivants : catastrophe naturelle ou industrielle, dysfonctionnement des systèmes électriques ou numériques, crise sanitaire, conflit armé ou violences collectives 81
Définies comme « utilisation instrumentale de la violence par des personnes qui s’identifient comme membres d’un groupe, que ce groupe soit temporaire ou qu’il ait une identité plus permanente, contre un autre groupe de personnes, afin d’atteindre des objectifs politiques, économiques ou sociaux. » ; OMS (2002) Rapport mondial sur la violence et la santé.
Leurs effets sur la sécurité alimentaire dépendent du niveau de préparation 82
La « culture du risque » est plus ou moins présente selon les États. Voir par exemple la brochure « En cas de crise ou de guerre » envoyée par le gouvernement suédois à toute la population en 2016.83
Linou S. (2019) Résilience alimentaire et sécurité nationale.
Panne électrique de longue durée : quelques jours suffisent
Blackout est le titre d’un thriller de Marc Elsberg 84
Elsberg M. (2016) Blackout. Le livre de poche.85
Chambaz G. (2018) Dossier « blackout ». Revue Militaire Suisse 5.
Les premiers impacts sur la chaîne alimentaire ne se font pas attendre : après quelques heures seulement, la plupart des commerces ferment et les quelques épiceries encore ouvertes n’acceptent plus que l’argent liquide. Les feux de circulation sont hors-service, les tramways sont arrêtés en pleine voie, et les métros cessent de circuler, mettant la circulation urbaine sans dessus-dessous. Les entrepôts frigorifiques dégèlent après avoir épuisé les réserves de leur groupe électrogène, de nombreuses denrées périssent et les livraisons cessent, faute de pouvoir être chargées ou réceptionnées. Les foyers sans cuisinière à gaz sont condamnés à manger cru. À mesure que la panne se prolonge, la situation dégénère très rapidement. Privées de courant, l’ensemble des fermes interrompent leurs activités. Faute de machines à traire fonctionnelles, et bien trop nombreuses pour un travail manuel, les vaches laitières dépérissent et sont abattues. De même pour les millions d’animaux de l’élevage intensif hors-sol, privés de ventilation et d’alimentation. Les stations essence, qui reposent sur des pompes électriques, cessent rapidement leur service, condamnant des dizaines de millions de personnes dépendantes de leur voiture à l’immobilité, et à vivre sur leurs réserves. L’approvisionnement en eau potable et l’assainissement des eaux usées s’interrompt une fois privés de leur alimentation électrique d’urgence. Après quelques jours seulement, toute la chaîne logistique est effondrée ; les magasins sont pillés et leurs maigres stocks très vite dévalisés.

Crédits : Dan Nguyen, CC BY-NC
La vraisemblance des événements décrits dans ce roman est attestée par de nombreuses enquêtes et expertises 86
Chambaz G. (2018) Dossier « blackout ». Revue Militaire Suisse 5.87
Aboukrat M. (2021) Les réseaux électriques, un enjeu majeur de la résilience climatique. Article publié sur le site de l’entreprise Carbone4. URL : https://www.carbone4.com/article-reseaux-electriques-resilience-climatique
Pandémie : et si la Covid-19 avait été plus létale ?
La pandémie mondiale de Covid-19, avec une contagiosité limitée du variant initial du virus SARS-CoV-2 et une létalité très faible (estimée à environ 0,25 % à l’échelle mondiale) 88
Le taux de reproduction de base R0 du variant initial du virus était inférieur à 3, à comparer, par exemple, à plus de 12 pour la rubéole. Billah A. et al. (2020). Reproductive number of coronavirus: A systematic review and meta-analysis based on global level evidence. PLoS One 15:e0242128.89
Ioannidis JPA. (2021). Infection fatality rate of COVID-19 inferred from seroprevalence data. Bulletin of the World Health Organization 99.90
Pour un recensement des effets de la pandémie sur le système alimentaire en France voir Chiffoleau Y. et al. (2020) Manger au temps du coronavirus. Enquête sur nos systèmes alimentaires. Éditions Apogée.91
Salmon A. (2021) Covid-19, un an après : « La précarité alimentaire ne cesse de s’accroître ». Le Monde. URL : https://www.lemonde.fr/idees/article/2021/03/12/covid-19-un-an-apres-la-precarite-alimentaire-ne-cesse-de-s-accroitre_6072888_3232.html
Mais que se serait-il passé dans le cas d’une maladie plus grave ? Qu’adviendrait-il si, au lieu d’une létalité inférieure à 1 pour 1 000 chez les moins de 70 ans 92
Ioannidis JPA. (2021). Infection fatality rate of COVID-19 inferred from seroprevalence data. Bulletin of the World Health Organization 99.93
Coronavirus du syndrome respiratoire aigu sévère ayant sévi de 2002 à 2004 en Asie du Sud-Est.94
Coronavirus du syndrome respiratoire du Moyen-Orient, détecté en 2012.95
Munster VJ. et al. (2020) A novel coronavirus emerging in China – key questions for impact assessment. New England Journal of Medicine 382:692–694.96
Bamford C. (2020) The original Sars virus disappeared – here’s why coronavirus won’t do the same. The Conversation. URL : https://theconversation.com/the-original-sars-virus-disappeared-heres-why-coronavirus-wont-do-the-same-138177
Une maladie combinant une forte létalité et une forte contagiosité provoquerait une catastrophe d’un tout autre ordre de grandeur que celle de la Covid-19, comme cela est fréquemment arrivé au cours de l’histoire 97
Piret J. et Boivin G. (2021) Pandemics Throughout History. Frontiers in Microbiology 11:631736.
Dans un monde extrêmement connecté, où de nouvelles maladies émergent régulièrement, un tel risque ne peut être sous-estimé (Figure II.5). Le modèle agro-industriel contribue par ailleurs à l’augmenter 98
IPBES (2020) IPBES Workshop on biodiversity and pandemics.

Source : Paules et al. (2017)
99
Paules CI. et al. (2017) What Recent History Has Taught Us About Responding to Emerging Infectious Disease Threats. Annals of Internal Medicine 167:805–811.Des facteurs de risque propres au modèle agro-industriel
Plusieurs caractéristiques du système alimentaire français aggravent sa vulnérabilité face aux menaces globales. Ces facteurs de risque supplémentaires sont le fruit de choix politiques et techniques qu’il ne tient qu’à nous de questionner et de réviser pour faire face au nouveau contexte économique, écologique et climatique.
Des agriculteurs en faible nombre
Les gains de productivité qui ont accompagné l’émergence du modèle agro-industriel ont eu comme contrepartie directe la disparition de très nombreux agriculteurs (voir IV. Les obstacles à surmonter). Aujourd’hui en France, moins d’un actif sur trente travaille dans l’agriculture et la tendance est à une diminution continue 100
Les Greniers d’Abondance (2020) Vers la résilience alimentaire. Faire face aux menaces globales à l’échelle des territoires.
Cette situation est problématique à plus d’un titre. L’agrandissement et l’endettement croissants des exploitations agricoles rendent leur transmission de plus en plus difficile, les orientent vers le modèle industriel, et privent peu à peu les agriculteurs de leur autonomie décisionnelle (voir IV. Les obstacles à surmonter). Cela contribue à l’homogénéisation et à la rigidification des systèmes de production agricole et réduit leur capacité d’adaptation face aux perturbations. Moins d’agriculteurs c’est aussi un isolement social qui se renforce, une charge de travail qui augmente, et des conditions de vie qui se dégradent. Autant de facteurs de vulnérabilité en cas de crise.
Augmenter la population agricole est par ailleurs essentiel pour faire face aux besoins plus élevés en main-d’œuvre des systèmes agroécologiques (voir III. Les piliers d’un système alimentaire résilient et durable). À terme, la disparition des agriculteurs – ou leur remplacement par des sous-traitants au service d’investisseurs cherchant à valoriser un patrimoine 101
Purseigle F. et al. (2019) Des entreprises agricoles “aux allures de firme”. Mutations des exploitations agricoles françaises et nouveaux modes d’accès au foncier. hal-02063962102
Le liobre-échange allant à l’encontre d’une juste concurrence qui doit notamment empêcher les subventions à l’export dans les pays industrialisés et offrir aux pays du Sud des moyens pour protéger leurs producteurs s’ils le souhaitent.
Des systèmes agricoles homogènes
Les paysages des campagnes françaises se sont fortement appauvris et uniformisés. Le linéaire de haies est ainsi passé de 2 000 000 de kilomètres au début du XXe siècle, à 600 000 kilomètres dans les années 2000 103
Pointereau P. (2002) Les haies, évolution du linéaire en France depuis quarante ans. Courrier de l’environnement de l’INRA 46:69–73.104
Solagro (2019) Le revers de notre assiette. Changer d’alimentation pour préserver notre santé et notre environnement.105
Commissariat Général au Développement Durable (2019) Rapport de synthèse. L’environnement en France. La Documentation Française (ed.).
Les systèmes de polyculture-élevage ont décliné au profit d’exploitations spécialisées et les rotations culturales se sont simplifiées. Environ 20 % des terres labourables accueillent des rotations de deux ans ou des monocultures 106
Schaller N. (2012) La diversification des assolements en France : intérêts, freins et enjeux. Centre d’études et de prospective du Ministère de l’Agriculture, de l’Agroalimentaire et de la Forêt, analyse n°51.107
Agreste (2021) Graph’Agri 2021. Utilisation du territoire. Grandes cultures.
La diversité génétique des espèces cultivées a également diminué, à mesure que les multiples variétés locales ont été délaissées au profit de variétés à haut rendement 108
La diversité cultivée du blé tendre a par exemple chuté de moitié entre 1910 et 2010. Voir Goffaux R. et al. (2011) Quels indicateurs pour suivre la diversité génétique des plantes cultivées ? Le cas du blé tendre cultivé en France depuis un siècle. Rapport FRB, Série Expertise et synthèse.

Crédits : © Yann Arthus-Bertrand.
L’homogénéité des agrosystèmes contribue au déclin de la biodiversité et entretient la dépendance aux pesticides et aux engrais pour maîtriser les bioagresseurs et renouveler la fertilité des sols. La vulnérabilité des fermes face à des contraintes sur les approvisionnements en intrants se trouve accrue et le manque de diversité des cultures rend ces dernières plus sensibles aux perturbations climatiques ou biologiques 109
Reiss ER. et Drinkwater LE. (2018) Cultivar mixtures: a meta-analysis of the effect of intraspecific diversity on crop yield. Ecological Applications 28:62–77.110
FAO (2019) State of the World’s Biodiversity for Food and Agriculture. FAO, Rome.111
Kahiluoto H. et al. (2019) Decline in climate resilience of European wheat. PNAS 116:123–128.112
Renard D. et Tilman D. (2019) National food production stabilized by crop diversity. Nature 571:257–260.
Des sols dégradés
Les sols, supports fondamentaux de l’agriculture, sont sensibles à diverses dégradations. Leur profondeur peut diminuer du fait de l’érosion, c’est-à-dire de la perte progressive de petites particules, emportées par le vent ou les pluies. Plus d’un quart des sols en France affichent des pertes annuelles supérieures à une tonne de terre par hectare (0,083 mm) et disparaissent ainsi plus rapidement qu’ils ne se forment par altération de la roche mère 113
Ministère de la Transition Écologique et Solidaire (2019) Rapport sur l’état de l’environnement. L’érosion hydrique des sols. URL : http://www.donnees.statistiques.developpement-durable.gouv.fr/lesessentiels/essentiels/sol-perte-hydrique.html114
Densité moyenne des sols : 1 200 kg/m3 ; vitesse de formation comprise entre 0, 058 et 0, 083 mm par an. Voir Montgomery DR. (2007) Soil erosion and agricultural sustainability. PNAS 104:13268–13272.

Crédits : © Thibaut Lorin.
D’un point de vue qualitatif, de nombreuses pollutions touchent les sols agricoles et affectent leur productivité 115
Commissariat Général au Développement Durable (2019) Rapport de synthèse. L’environnement en France. La Documentation Française (ed.).116
Boots et al. (2019) Effects of Microplastics in Soil Ecosystems: Above and Below Ground. Environmental Science and Technology 53(19):11496–11506.117
Gis Sol (2011) L’état des sols de France. Groupement d’intérêt scientifique sur les sols.118
Gis Sol (2011) L’état des sols de France. Groupement d’intérêt scientifique sur les sols.119
Roussel O. et al. (2001) Évaluation du déficit en matière organique des sols français et des besoins potentiels en amendements organiques. Étude et Gestion des Sols 8:65–81.
L’état dégradé de nombreux sols en France diminue leur potentiel nourricier, augmente leur sensibilité à la sécheresse, et rend l’agriculture d’autant plus dépendante aux intrants chimiques et aux interventions humaines. Cela accroît la vulnérabilité du secteur face au dérèglement climatique et à l’épuisement des ressources.
Une urbanisation dévorante
En France, la surface agricole ne cesse de décliner. Elle représente aujourd’hui environ la moitié du territoire national, soit 28 millions d’hectares 120
Agreste (2021) Graph’Agri 2021. Utilisation du territoire. Surface agricole utilisée.121
Desriers M. (2007) L’agriculture française depuis cinquante ans : des petites exploitations familiales aux droits à paiement unique. Agreste Cahiers 2:3–14.122
La disparition des terres agricoles est actuellement due à 60 % à l’artificialisation et à 40 % à la déprise agricole (boisement) ; Agreste (2015) L’artificialisation des terres de 2006 à 2014 : pour deux tiers sur des espaces agricoles. Agreste Primeur 326.123
Fosse J. (2019) Objectif « zéro artificialisation nette » : quels leviers pour protéger les sols ? Rapport France Stratégie.
L’étalement urbain est la première cause d’artificialisation. En particulier, l’habitat en maison individuelle a été responsable de la moitié de la consommation d’espace entre 1992 et 2004, soit trois fois plus que l’extension du réseau routier et 37 fois plus que l’habitat collectif 124
Agreste (2015) L’artificialisation des terres de 2006 à 2014 : pour deux tiers sur des espaces agricoles. Agreste Primeur 326.125
Bouvart C. et al. (2018) Objectif « zéro artificialisation nette ». Éléments de diagnostic. Publication du Commissariat Général au Développement Durable.

Crédits : © IGN, Géoportail.
Dans une perspective de baisse des rendements consécutive aux nombreuses perturbations en cours et à venir, l’artificialisation des terres agricoles compromet directement la sécurité alimentaire. Cela est d’autant plus problématique que la plupart des sols rendus ainsi définitivement inutilisables se trouvent à proximité immédiate des bassins de consommation et comptent parmi les plus fertiles de France. L’étalement urbain renforce par ailleurs la dépendance à la voiture individuelle et rend les populations plus vulnérables à une contraction de l’approvisionnement en pétrole.
Une dépendance totale aux carburants pétroliers
L’abondance en pétrole a permis une baisse sans précédent des coûts du transport ayant en quelques décennies complètement transformé l’organisation spatiale des systèmes alimentaires. Poursuivant la logique d’économies d’échelle au cœur du modèle agro-industriel (voir IV. Les obstacles à surmonter), les régions agricoles se sont spécialisées, et les usines agroalimentaires et plates-formes logistiques se sont concentrées à l’extrême.
En France, le nombre de moulins est passé de 40 000 au début du XXe siècle à 6 000 en 1950, et à 394 en 2018 126
Astier M. (2016) Quel pain voulons-nous ? Le Seuil, Paris.127
Association Nationale de la Meunerie Française (2019) Fiche statistique 2018. URL : https://www.meuneriefrancaise.com/Default.aspx?lid=1&rid=144&rvid=144128
Association Nationale de la Meunerie Française (2019) Fiche statistique 2018. URL : https://www.meuneriefrancaise.com/Default.aspx?lid=1&rid=144&rvid=144129
Ricard D. (2014) Les mutations des systèmes productifs en France : le cas des filières laitières bovines. Revue Géographique de l’Est 54.130
FranceAgriMer (2016) La transformation laitière française : état des lieux et restructuration.131
Le Cain B. (2016) Trop concentrés, multi-espèces : pourquoi les abattoirs français sont critiqués. Le Figaro, données Agreste 2008. URL : https://www.lefigaro.fr/actualite-france/2016/04/05/01016-20160405ARTFIG00178-trop-concentres-multi-especes-pourquoi-les-abattoirs-francais-sont-critiques.php
Cette concentration industrielle, qui touche également les entrepôts logistiques et les commerces de la grande distribution, engendre mécaniquement un besoin accru en transport routier pour drainer la production agricole sur un vaste territoire avant d’écouler les produits transformés à l’échelle nationale voire internationale. La quasi-totalité des marchandises agricoles produites dans un département français est exportée tandis que la quasi-totalité des aliments qui y sont consommés est importée.
De manière générale, les chaînes de production des aliments se sont complexifiées et internationalisées. L’exemple d’un yaourt à la fraise de grande consommation est édifiant : mises bout à bout, ses étapes de fabrication font intervenir une dizaine d’industries et plus de 9 000 kilomètres de transport routier 132
Böge S. (1995) The well-travelled yogurt pot: lessons for new freight transport policies and regional production. World Transport Policy & Practice 1:7–11.133
Billen G. (2011) L’empreinte alimentaire de Paris en 2030.134
Estimation conservatrice réalisée en prenant pour hypothèse les données suivantes : 70 Gt.km par an de transport de nourriture ou de produits agricoles par voie routière (Barbier C. et al. (2019) L’empreinte énergétique et carbone de l’alimentation en France. Club Ingénierie Prospective Énergie et Environnement, Paris.), 15 tonnes de charge utile moyenne par semi-remorque, taux de remplissage de 80 %, trajet de 500 km.

135
Ritzenthaler A. (2016) Les circuits de distribution des produits alimentaires. Avis du Conseil Économique Social et Environnemental.Crédits : © CAPI – ULM38.
Côté consommateurs, l’offre alimentaire est massivement dominée par des grandes et moyennes surfaces implantées en périphérie. Le nombre de commerces alimentaires spécialisés a été divisé par quatre depuis 1950 136
Ritzenthaler A. (2016) Les circuits de distribution des produits alimentaires. Avis du Conseil Économique Social et Environnemental.137
INSEE (2019) Dénombrement des équipements en 2018. Catégories « Hypermarchés », « Supermarchés », « Supérettes » et « Épiceries ».138
Les Greniers d’Abondance (2020) Vers la résilience alimentaire. Faire face aux menaces globales à l’échelle des territoires. d’après Barbier C. et al. (2019) L’empreinte énergétique et carbone de l’alimentation en France. Club Ingénierie Prospective Énergie et Environnement, Paris.
Les contraintes à venir sur l’approvisionnement en pétrole et l’accroissement des tensions économiques et politiques remettent complètement en cause l’organisation spatiale et logistique actuelle du système alimentaire, son hyper-concentration industrielle et la complexité des chaînes de production.
Un appareil technologique complexe
La technologie est au cœur du modèle agro-industriel depuis ses origines. C’est grâce aux machines agricoles, à l’automatisation des chaînes de production agroalimentaires, aux biotechnologies, aux logiciels de gestion des stocks ou des flux logistiques, que les entreprises ont gagné en efficience et réalisé les gains de productivité leur ayant permis d’abaisser leurs coûts de production et de rester compétitives. Plus récemment, les mouvements de l’« AgriTech » et de la « FoodTech » symbolisent l’application des dernières technologies de pointe aux systèmes alimentaires 139
GRAIN (2021) Contrôle numérique : comment les Big Tech se tournent vers l’alimentation et l’agriculture (et ce que cela signifie). URL : https://grain.org/fr/article/6596-controle-numerique-comment-les-big-tech-se-tournent-vers-l-alimentation-et-l-agriculture-et-ce-que-cela-signifie
-
les constructeurs de machines et d’équipements agricoles font la promotion de la robotisation et du numérique ;
-
les fabricants d’intrants diffusent des applications de conseil aux agriculteurs basées sur la collecte et le traitement de données en masse (la « big data » au service de l’agriculture) ;
-
les plates-formes de commerce en ligne investissent le marché de l’alimentation à l’aide d’algorithmes d’analyse des préférences des consommateurs et de ciblage publicitaire individualisé.
Si ces technologies ne sont pas toutes en elles-mêmes dénuées d’intérêt, leurs applications actuelles sont généralement motivées par les logiques économiques du modèle agro-industriel : maximisation des profits des entreprises en situation d’oligopole et abaissement des coûts de production (voir IV. Les obstacles à surmonter). Il y a donc toutes les raisons de penser qu’elles ne feront que renforcer les défaillances du système alimentaire et rendront les changements de trajectoire encore plus difficiles 140
L’Atelier Paysan (2021) Reprendre la terre aux machines. Le Seuil Anthropocène, Paris.141
Valiorgue B. (2020) Refonder l’agriculture à l’heure de l’anthropocène. Le Bord de L’eau.
Plus généralement, la complexité technologique et l’absence de souveraineté en la matière – il n’y a par exemple plus aucune entreprise française fabriquant des tracteurs – constituent un facteur de risque face aux dérèglements globaux. La disponibilité et le bon fonctionnement de ces technologies dépendent fondamentalement de ressources abordables en énergie et en métaux, d’une certaine stabilité des chaînes de production mondialisées et de systèmes de transport, d’information et de communication robustes. Les évolutions actuelles remettent en cause ces conditions et rendent les acteurs qui dépendent de ces technologies particulièrement vulnérables aux perturbations.
Renforcer la résilience du système alimentaire
Les sociétés humaines sont à la croisée de sérieuses menaces. Chacune d’entre elles est susceptible, à elle seule, de provoquer un ensemble de perturbations aux lourdes conséquences. Leur aggravation simultanée représente à fortiori un risque de déstabilisation majeur et inédit. Dans ce contexte, l’organisation actuelle du système alimentaire montre d’importantes vulnérabilités.
Les conditions historiques ayant permis au modèle agro-industriel de prospérer sont en effet entièrement remises en question. Il est donc impératif de transformer notre système alimentaire afin d’en renforcer la résilience. Ce concept renvoie à « la capacité d’un système alimentaire et de ses éléments constitutifs à garantir la sécurité alimentaire au cours du temps, malgré des perturbations variées et non prévues » 142
Les Greniers d’Abondance (2020) Vers la résilience alimentaire. Faire face aux menaces globales à l’échelle des territoires.
La suite de ce rapport s’intéresse aux grandes transformations à mettre en œuvre pour atteindre cet objectif et aux mesures politiques à même de les faire advenir.