Qui veille au grain ? Du consensus scientifique à l'action publique
Partie III. Les piliers d'un système alimentaire résilient et durable

Partie III. Les piliers d'un système alimentaire résilient et durable

Le modèle agro-industriel affiche de graves défaillances et se montre particulièrement vulnérable face aux menaces globales. Une transformation de notre système alimentaire est impérative pour répondre simultanément aux enjeux de sécurité alimentaire, de climat, de biodiversité et d’épuisement des ressources. Pour fixer un cap à cette réorientation, les études et modélisations disponibles convergent sur un certain nombre de transformations indispensables : réduire a minima de moitié la production et la consommation d’aliments d’origine animale, généraliser l’agroécologie et reterritorialiser les systèmes alimentaires.

Un cap clair qui répond à des enjeux multiples

Remédier aux défaillances du système alimentaire tout en renforçant sa résilience face aux menaces précédemment décrites nécessite de répondre à la question suivante : comment offrir une alimentation saine et suffisante à toute la population…

  • tout en réduisant fortement nos besoins en ressources minières et fossiles (engrais et hydrocarbures notamment) ;

  • en limitant drastiquement nos émissions de gaz à effet de serre ;

  • en nous adaptant aux conséquences du changement climatique ;

  • en restaurant la biodiversité ;

  • et cela sans augmenter la surface des terres cultivées ?

Plusieurs scénarios de prospective détaillés ont été élaborés selon ce cahier des charges aux contraintes multiples. En réalisant la synthèse des connaissances scientifiques accumulées sur chacun de ces enjeux, ils fournissent une représentation transversale et robuste des transformations que le système alimentaire doit opérer. Il s’agit en particulier du scénario Afterres2050 de l’association Solagro

1Solagro (2016) Le scénario Afterres2050 version 2016
(échelle France), du scénario TYFA (Ten Years For Agroecology) de l’IDDRI
2Poux X. et Aubert P-M. (2018) Une Europe agroécologique en 2050 : une agriculture multifonctionnelle pour une alimentation saine. Enseignement d’une modélisation du système alimentaire européen, Iddri-AScA. Institut du Développement Durable et des Relations Internationales.
(échelle Union Européenne) et du scénario « bio, local et demitarien » proposé par des chercheurs de l’UMR METIS (Sorbonne Université) aux échelles nationale
3Billen G. et al. (2018) Two contrasted future scenarios for the French agro-food system. Science of the Total Environment 637–638:695–705.
et européenne
4Billen G. et al. (2021) Reshaping the European agro-food system and closing its nitrogen cycle: The potential of combining dietary change, agroecology, and circularity. One Earth 4:839–850.
.

Ces études convergent toutes sur trois transformations incontournables du système alimentaire :

  1. Réduire a minima de moitié la production et la consommation d’aliments d’origine animale ;

  2. Généraliser l’agroécologie ;

  3. Reterritorialiser les systèmes alimentaires.

Réduire de plus de moitié la production et la consommation d’aliments d’origine animale

La consommation de produits animaux des pays industrialisés n’a jamais été aussi élevée dans l’histoire des civilisations agricoles. En France, la consommation de viande est passée de 20 kilogrammes par an et par habitant au début du XIXe siècle à plus de 100 dans les années 1990, puis s’est stabilisée autour de 90 kilogrammes depuis les années 2000

5Toutaint J-C. (1971) La consommation alimentaire en France de 1789 à 1964. Cité dans : Lepage Y. (2002) Évolution de la consommation d’aliments carnés aux XIXe et XXe siècles en Europe occidentale. Revue belge de Philologie et d’Histoire 80:1459–1468.
6Agreste (2021) Graph’Agri 2021. Consommation alimentaire – Viandes, produits laitiers, œufs.
. Depuis trente ans, la consommation de viande de porcs et de bovins diminue au profit de la volaille
7Agreste (2021) Graph’Agri 2021. Consommation alimentaire – Viandes, produits laitiers, œufs.
. La grande majorité de cette consommation (porcs et volailles) repose sur des systèmes de production intensifs hors-sol
895 % des 24 millions de cochons abattus chaque année en France sont élevés sur caillebotis en bâtiments. Voir site internet d’Inaporc. URL : https://www.leporc.com/elevage/les-differents-systemes.html
983 % des 827 millions de poulets de chair abattus chaque année en France sont élevés sans accès à l’extérieur. Voir ITAVI (2017) Plan de filière volaille de chair. URL : https://agriculture.gouv.fr/egalim-les-plans-de-filieres
. Parallèlement à cette tendance, la consommation de légumineuses (sources de protéines végétales) a drastiquement chuté : elle est passée de 7,3 kilogrammes par personne et par an en 1920 à 1,4 en 1985 et est restée stable depuis
10Hercberg J. et Tallec A. (2000) Pour une politique nutritionnelle de santé publique en France. Rapport public du Haut Comité de la Santé publique.
.

La production d’aliments pour les animaux d’élevage mobilise 85 % des surfaces agricoles nécessaires à notre alimentation

11Solagro (2019) Le revers de notre assiette. Changer d’alimentation pour préserver notre santé et notre environnement.
. Seule la moitié de ces surfaces sont non cultivables, l’autre moitié correspond à des terres arables et à des cultures entrant en compétition avec l’alimentation humaine dans l’allocation des terres
12Solagro (2019) Le revers de notre assiette. Changer d’alimentation pour préserver notre santé et notre environnement.
. En particulier, la moitié des céréales produites en France et non exportées sont destinées à l’alimentation animale, là où l’alimentation humaine en utilise seulement un quart (Figure III.1)
13Le quart restant est destiné à des usages industriels, énergétiques, ou sert comme stock de semences. Voir FAOSTAT. Bilans alimentaires. URL : https://www.fao.org/faostat/fr/#data/FBS
. La production d’aliments pour les animaux d’élevage représente également le premier poste de consommation agricole d’eau, en particulier l’été du fait des surfaces importantes de maïs grain dédiées à cet usage
14Agreste (2021) Graph’Agri 2021. Pratiques culturales – Irrigation.
.

alimentation pondeuse bio
Mélange classique pour poules pondeuses. Blé, maïs, orge, fèves et pois : autant d’aliments comestibles pour l’Homme, avec une bien meilleure efficacité dans l’utilisation des ressources.
Crédits : © Chemin des Poulaillers
usage cereales
Figure III.1 : Utilisation finale des céréales produites en France et non-exportées entre 1963 et 2018. La part consacrée à l’alimentation humaine représente aujourd’hui environ 25 % du total. Autres : usages énergétiques et industriels, semences.
Source : Les Greniers d’Abondance CC BY-NC-SA, d’après données FAO
15AOSTAT. Bilans alimentaires. URL : https://www.fao.org/faostat/fr/#data/FBS
.

Du point de vue des défaillances du système alimentaire actuel (voir I. Un système défaillant), l’élevage industriel

16Nous rassemblons derrière ce terme les élevages hors-sol de porcs et de volaille ainsi que les élevages de ruminants dans lesquels la part d’aliments concentrés (céréales, tourteaux) et d’ensilage de maïs est prépondérante dans la ration par rapport à l’herbe.
est responsable de la majeure partie des impacts négatifs en termes d’émissions de gaz à effet de serre, de pollutions des eaux, de pression sur les terres, de consommation d’eau et de ressources végétales
17Willett W. et al. (2019) Food in the Anthropocene: the EAT–Lancet Commission on healthy diets from sustainable food systems. The Lancet Commissions 393:447–492.
. Il est également associé à des conditions de travail très pénibles au niveau de la production ou de la transformation, et à des souffrances animales à grande échelle.

Du point de vue de la sécurité alimentaire (voir II. Un système vulnérable), la production d’un kilogramme de viande dans les pays industrialisés nécessite trois à quatre kilogrammes de céréales et d’oléoprotéagineux pour nourrir les animaux

18Mottet A. et al. (2017) Livestock: On our plates or eating at our table? A new analysis of the feed/food debate. Global Food Security 14:1–8.
. Ces produits végétaux, ou les terres utilisées pour leur culture, pourraient en grande partie être destinés à l’alimentation humaine ou à d’autres usages (énergie, espaces naturels ou agrosystèmes extensifs). Dans un contexte de contraintes croissantes sur la production agricole (diminution des rendements) et sur l’utilisation des ressources, la compétition entre alimentation animale et alimentation humaine va mécaniquement s’accentuer. En s’appropriant des ressources en grains et en s’opposant à une transformation des systèmes de culture, les filières industrielles de productions animales participeraient alors à l’insécurité alimentaire des populations les plus fragiles (classes défavorisées, pays dépendant de nos exportations de céréales).

Pour ces différentes raisons, la réduction de la production et de la consommation de viande, de lait et d’œufs constitue un levier d’adaptation de premier ordre.

Les enjeux ne sont pas les mêmes selon les productions animales considérées. Pour les monogastriques (porcs et volailles), le principal problème vient de la concurrence de l’alimentation de ces derniers avec l’alimentation humaine dans l’allocation des surfaces cultivables et de l’hyper-spécialisation régionale de la production qui altère le cycle des nutriments et provoque d’importantes pollutions locales. Les ruminants (bovins, ovins, caprins) sont quant à eux la première source d’émissions de méthane en France

19CITEPA (2021) Inventaire des émissions de polluants atmosphériques et de gaz à effet de serre en France – Format Secten.
. En contribuant à diminuer la concentration atmosphérique de ce puissant gaz à effet de serre, la réduction du cheptel aurait un effet « refroidissant » appréciable sur le climat
20Smith SJ. et al. (2020) Impact of methane and black carbon mitigation on forcing and temperature: a multi-model scenario analysis. Climatic Change 163:1427–1442.
. L’élevage de ruminants exerce aussi une pression sur l’allocation des terres arables, plus ou moins marquée en fonction du niveau d’intensité des systèmes de production et de la part d’herbe dans la ration
21Celle-ci est en moyenne de 80 % pour la production spécialisée de viande bovine et de 50 % pour la production de lait, en pourcentage de matière sèche dans la ration ; Institut de l’Élevage (2012) Alimentation des bovins : Rations moyennes et autonomie alimentaire. Il faudrait pondérer ces chiffres par la densité énergétique des aliments (énergie métabolisable plus faible pour l’herbe que pour les concentrés) et prendre en compte la consommation de grains, de tourteaux et d’ensilage de maïs dans les pays (principalement Italie) où a lieu l’engraissement final d’un tiers des bovins nés en France pour la production de viande ; Interbev (2021) L’essentiel de la filière bovine française – Édition 2021. URL : https://www.interbev.fr/interbev/chiffres-cles/
.

Les différents scénarios de transition convergent vers une diminution a minima de 50 % de la consommation totale de produits animaux (Figure III.2). Les niveaux de réduction varient selon les catégories de produits (viande bovine, viande de porc ou de volaille, œufs, produits laitiers) et le scénario considéré.

regime afterre
Figure III.2 : Évolution du régime alimentaire français moyen (hors alcool et boissons) et de la surface agricole nécessaire dans le scénario Afterres2050. Dans le régime Afterres2050, l’apport calorique reste sensiblement le même, l’apport nutritionnel est plus équilibré, la consommation de produits animaux baisse de 50 % et la surface agricole nécessaire de 33 %.
Source : Les Greniers d’Abondance CC BY-NC-SA, d’après Solagro
22Solagro (2016) Le scénario Afterres2050 version 2016
(2016) et Solagro
23Solagro (2019) Le revers de notre assiette. Changer d’alimentation pour préserver notre santé et notre environnement.
(2019).

Généraliser l’agroécologie

Le modèle agro-industriel se caractérise par des systèmes agricoles standardisés orientés vers la production de masse (voir IV. Les obstacles à surmonter). Ils sont par conséquent spécialisés dans un type de production, font un usage intensif d’intrants (engrais, pesticides, irrigation, alimentation et médication animale), et ont recours aux économies d’échelle en concentrant les moyens de production et en réalisant d’importants investissements spécifiques (outils, machines, bâtiments). Ces hauts niveaux de productivité sont atteints au prix d’une dégradation des agrosystèmes et d’une augmentation de la vulnérabilité face aux menaces décrites dans ce rapport (voir II. Un système vulnérable).

Les scénarios de transition s’accordent sur la nécessité de sortir du paradigme agro-industriel et lui opposent celui de l’agroécologie. D’un point de vue scientifique et technique, ce concept correspond à l’application des savoirs issus de l’écologie à l’agronomie dans le but de concevoir et de conduire des systèmes agraires soutenables

24Le terme peut également avoir un sens politique comme mouvement social cherchant à dépasser le modèle agro-industriel et ses défaillances. Voir Hazard L. et al. (2016) Agroécologie : Définition. Dictionnaire d’Agroecologie. URL : https://dicoagroecologie.fr/encyclopedie/agroecologie/
. L’agroécologie prend alors la forme d’un ensemble de principes et de pratiques cherchant à substituer aux interventions humaines les processus naturellement à l’œuvre dans les écosystèmes.

En pratique, l’application des grands principes agroécologiques aux exploitations actuelles passe par une réduction forte des intrants, en particulier ceux ayant le plus d’impacts sur la santé et les écosystèmes. La consommation de pesticides est par exemple divisée par trois dans le scénario Afterres2050, celle d’engrais azoté de synthèse diminue de 60 %. Pesticides et engrais de synthèse disparaissent totalement dans le scénario TYFA.

Un important mouvement de diversification touche à la fois les espèces cultivées sur une ferme ou un territoire, la génétique des cultures et des troupeaux, et les éléments semi-naturels présents au sein et autour des surfaces agricoles (haies, arbres de plein champ, surfaces en herbe, zones humides…). Les systèmes hyper-spécialisés régressent au profit d’une meilleure complémentarité entre productions animales et végétales.

Les pratiques de préservation des sols se généralisent : implantation de cultures intermédiaires (couverts végétaux), réduction voire arrêt du travail profond, allongement et complexification des rotations (avec notamment l’intégration de légumineuses et/ou de prairies temporaires).

agroforesterie
Alignements de jeunes arbres dans une parcelle cultivée. Cette pratique d’agroforesterie s’inscrit pleinement dans le cadre de l’agroécologie. Les arbres limitent l’érosion des sols, favorisent l’infiltration des eaux de pluie, apportent de la matière organique, protègent les cultures contre les intempéries ou les fortes chaleurs, offrent un habitat à de nombreuses espèces et fournissent du bois ou d’autres ressources (fruits, noix, fourrage).
Crédits : Guillaume des Roches, CC BY-SA, Wikimedia Commons

Cette transformation du modèle agricole aura plusieurs conséquences majeures :

  • une diminution des rendements agricoles et de la productivité du travail. Le rendement moyen du blé tendre passe par exemple de 7,1 à 5,2 tonnes/ha dans le scénario Afterres2050

    25Cette diminution prend également en compte les impacts négatifs du dérèglement climatiques. Solagro (2016) Le scénario Afterres2050 version 2016
    . Dans tous les scénarios, la réduction des productions animales permet de s’accommoder de cette baisse de production végétale tout en maintenant un solde exportateur à destination des régions du monde en situation de dépendance alimentaire. En effet, la baisse de la production animale libère des terres ou de la biomasse qui peut être utilisée de manière plus efficace pour l’alimentation humaine ;

  • une moindre variabilité des rendements, et une plus grande résilience à la fois agronomique et économique face aux perturbations

    26Renard D. et Tilman D. (2019) National food production stabilized by crop diversity. Nature 571:257–260.
    27Grémillet A. et Fosse J. (2020) Les performances économiques et environnementales de l’agroécologie. France Stratégie, note d’analyse 94.
    . Les systèmes agroécologiques sont plus sobres en intrants, ils sont de fait moins vulnérables face à des contraintes sur les ressources. Ils intègrent également de nombreux éléments d’adaptation au changement climatique
    28Voir par exemple les résultats du projet LIFE AgriAdapt ; Layman Report. LIFE AgriAdapt : Adaptation durable des systèmes agricoles de l’Union Européenne au changement climatique. URL : https://agriadapt.eu/?lang=fr
    ;

  • une forte réduction des externalités sociétales et environnementales du système alimentaire et un alignement avec les objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre ;

  • une meilleure multifonctionnalité des agrosystèmes (production de nourriture, de matériaux, d’énergie, régulation du cycle de l’eau, stockage de carbone, ressources et habitats pour la vie sauvage)

    29Beillouin D. et al. (2021) Positive but variable effects of crop diversification on biodiversity and ecosystem services. Global Change Biology 27:4697–4710.
    ;

  • une plus grande autonomie des exploitations agricoles. Celle-ci est à la fois technique et décisionnelle, par l’autoproduction (individuelle ou collective) de certains intrants, l’acquisition de savoirs et d’outils appropriés et la mise en place de relations plus équilibrées entre acteurs ;

  • une création de valeur sur les exploitations et d’emplois dans les zones rurales, à la fois agricoles, et induit du fait de la redynamisation de ces dernières

    30Si des estimations précises restent à réaliser, plusieurs centaines de milliers d’emplois pourraient être créés dans l’agriculture du fait de la transition agroécologique. Voir par exemple The Shift Project (2021) L’Emploi : moteur de la transformation bas carbone. URL : https://theshiftproject.org/plan-de-transformation-de-leconomie-francaise-axe-emploi/
    .

evolution systemes cultures afterres2050
Figure III.3 : Évolution des systèmes de culture dans le scénario Afterres2050. L’agriculture intégrée correspond ici à des systèmes sans labour à rotations longues, où l’usage d’intrants chimiques est réduit de moitié par rapport à 2010. La transition agroécologique imaginée dans le scénario TYFA repose quant à elle sur une sortie totale des intrants de synthèse. Agribio = agriculture biologique. Cultures associées = mélange céréales / légumineuses sur une même parcelle. Agroforesterie = ici, plantation à basse densité à l’intérieur des parcelles (50 arbres/ha). Dans tous ces systèmes, Afterres2050 suppose la couverture permanente des sols (généralisation des cultures intermédiaires).
Source : Solagro (2016)
31Solagro (2016) Le scénario Afterres2050 version 2016
.

L’enjeu des scénarios de transition est de faire de l’agroécologie le nouveau modèle dominant (Figure III.3). Plusieurs formes d’agriculture traditionnelles ou innovantes s’inscrivent déjà dans cette direction : agriculture biologique, agroforesterie, agriculture de conservation, élevage extensif herbager, polyculture-élevage, etc. Elles promeuvent chacune différentes pratiques agroécologiques, s’hybrident souvent, et prouvent la faisabilité technique des transformations à entreprendre. Pour autant, les acteurs de l’agro-industrie ont démontré leur capacité à récupérer certaines alternatives – à l’instar de l’agriculture biologique et des circuits courts

32Michel L. et al. (2020) Politiser pour ne rien changer ? L’alimentation entre critiques et canalisation de la critique. Dans Quand l’Alimentation se fait Politique(s). Eve Fouilleux et Laura Michel (dir.). Presses Universitaires de Rennes.
– pour les transformer en de simples opportunités économiques. Ce dévoiement peut conduire à reproduire les défaillances face auxquelles les alternatives s’étaient construites. La généralisation de l’agroécologie doit donc, au-delà des moyens et des techniques mises en œuvre, mener à une redéfinition des objectifs et des valeurs autour desquels s’organisent les systèmes agricoles afin de réduire leur empreinte écologique et d’améliorer concrètement divers indicateurs : biodiversité, consommation d’énergie et de ressources, qualité de l’eau et du sol, rémunération des agriculteurs…​

Ancrer les systèmes alimentaires dans les territoires

L’ancrage local des systèmes alimentaires n’est pas systématiquement mis en avant dans les travaux prospectifs. Cette dimension apparaît toutefois cruciale au vu des perturbations actuelles des cycles des nutriments, des contraintes futures sur le pétrole et donc sur les transports, et de l’augmentation des risques de crises majeures. De fait, il s’agit davantage d’un facteur de résilience que de durabilité

33Le « manger local » n’est pas en soi un gage de durabilité. Voir par exemple Born B. et Purcell M. (2006) Avoiding the Local Trap: Scale and Food Systems in Planning Research. Journal of Planning Education and Research 26:195–207.
. L’objectif pourrait être résumé ainsi : satisfaire au mieux les besoins alimentaires avec les ressources et infrastructures locales, en fonction des contraintes naturelles et des interdépendances avec les autres territoires. Autrement dit, ne pas faire venir de loin la nourriture qui pourrait facilement être produite à proximité.

camions
Le système alimentaire des pays industrialisés est entièrement dépendant du transport routier, et donc, du pétrole. La quasi-totalité des marchandises agricoles produites dans un département français est exportée tandis que la quasi-totalité des aliments qui y sont consommés est importée.
Crédits : Pixabay

Un point essentiel de cette reconnexion est de rétablir le couplage historique entre productions animales et végétales. Il s’agit, plus largement, d’organiser une gestion circulaire des nutriments, condition sine qua non de la réduction de la dépendance de l’agriculture française aux énergies fossiles et aux engrais minéraux

34Billen G. et al. (2021) Reshaping the European agro-food system and closing its nitrogen cycle: The potential of combining dietary change, agroecology, and circularity. One Earth 4:839–850.
. Cela a deux implications majeures. D’une part, il est nécessaire de mettre fin à la spécialisation de certaines régions dans l’élevage et à leur dépendance à des flux d’azote internationaux pour l’alimentation des animaux (notamment le soja sud-américain, cause majeure de déforestation). D’autre part, nous devrons mettre en œuvre un recyclage agricole des nutriments contenus dans les excrétats humains (urine et matières fécales) et les biodéchets. Ces nutriments sont aujourd’hui, pour les premiers, en grande partie dispersés dans les cours d’eau, pour les seconds, incinérés ou mis en décharge (Figure III.4).

Augmenter l’autonomie alimentaire d’un territoire nécessite, plus généralement, une diversification des productions agricoles et une relocalisation des filières appropriées pour transformer, conditionner et commercialiser ces productions. Dans cette perspective, la préservation des terres agricoles et le développement d’un réseau d’outils de transformation de taille adaptée jouent un rôle critique. Ce modèle de « systèmes alimentaires territorialisés »

35Rastoin J-L. (2018) Accélérer la transition vers une alimentation durable par un changement de paradigme scientifique et économique et des politiques publiques innovantes. Systèmes alimentaires 3:17–27.
, s’il s’oppose à la logique industrielle de spécialisation et de concentration géographique, peut néanmoins bénéficier d’économies d’échelle grâce à la mutualisation d’outils et de flux à l’échelle régionale.

flux azote potassium paris
Figure III.4 : Flux d’azote et de phosphore associés à l’alimentation de l’aire urbaine parisienne. Les données sont indicatives et sont exprimées pour 100 g d’azote et 100 g de phosphore qui entrent initialement dans le système sous forme de nourriture. Dans cet exemple, la gestion des nutriments est essentiellement linéaire : moins de 5 % de l’azote et moins de 25 % du phosphore sont recyclés pour fertiliser des terres agricoles. Source : Les Greniers d’Abondance CC BY-NC-SA, d’après Esculier et al. (2018)
36Esculier F. et al. (2018) The biogeochemical imprint of human metabolism in Paris Megacity : A regionalized analysis of a water-agro-food system. Journal of Hydrology 573:1028–1045.

Changer de paradigme

La transition des systèmes alimentaires présentée dans ce chapitre marque une rupture profonde avec les tendances historiques. Elle va à l’encontre d’un certain nombre de récits qui cherchent à légitimer le modèle agro-industriel et à orienter son fonctionnement. Il s’agit par exemple de l’idée selon laquelle seule une augmentation de la production peut faire face aux besoins d’une population croissante, que l’innovation technologique permettra de résoudre les problèmes auxquels les systèmes alimentaires sont confrontés, ou encore qu’une nourriture à bas prix est un gage de prospérité.

De fait, le passage d’un modèle agro-industriel caractérisé par la spécialisation, l’intensification et la concentration, à un modèle agroécologique diversifié, économe en ressources et décentralisé représente un véritable changement de paradigme

37IPES-Food (2016) From uniformity to diversity: a paradigm shift from industrial agriculture to diversified agroecological systems. International Panel of Experts on Sustainable Food systems.
. Cela implique de surmonter plusieurs obstacles clés (voir IV. Les obstacles à surmonter) et passe par une transformation des structures politiques et économiques qui régissent l’organisation du système alimentaire actuel (voir V. Changer les règles du jeu).

En particulier, cette transition a plusieurs implications économiques importantes :

  • une diminution de l’activité des entreprises de l’agrofourniture (fabricants d’engrais et de pesticides, d’aliments pour animaux, semenciers, équipementiers), des négociants de produits agricoles, des industriels de la transformation (en particulier dans les filières de produits animaux), des commerces alimentaires périphériques, des banques ;

  • inversement, une augmentation des besoins de main d’œuvre pour la production agricole, celle-ci venant plus que compenser les pertes dans les autres secteurs

    38The Shift Project (2021) L’Emploi : moteur de la transformation bas carbone. URL : https://theshiftproject.org/plan-de-transformation-de-leconomie-francaise-axe-emploi/
    ; une perte de valeur pour certains actifs (bâtiments et équipements pour les filières d’élevage industriel, actions des entreprises dont l’activité diminue) ;

  • une augmentation des coûts de production et des conséquences sur le prix de l’alimentation (voir Questions et objections fréquentes ci-dessous).

De telles évolutions sont contraires à l’intérêt de court terme de divers acteurs : agriculteurs ayant investi dans des outils de production spécialisés, actionnaires, dirigeants et salariés des entreprises dont l’activité doit décroître, mais aussi ménages les plus pauvres pouvant difficilement faire face à une augmentation des coûts de l’alimentation. Il est essentiel de le reconnaître afin de prévoir une politique globale d’accompagnement et de compensation. Celle-ci devra tenir compte de la diversité des situations de manière à répartir équitablement les coûts et à ne laisser personne de côté.

Questions et objections fréquentes

Ne risque-t-on pas d’avoir des problèmes de santé en mangeant moins de produits animaux ?

La plus vaste et récente synthèse de la littérature scientifique

39Willett W. et al. (2019) Food in the Anthropocene: the EAT–Lancet Commission on healthy diets from sustainable food systems. The Lancet Commissions 393:447–492.
conclut que, du point de vue de la santé, un régime alimentaire idéal devrait fonder son apport protéique : principalement, sur des aliments d’origine végétale, dont le soja, les légumineuses et les noix ; sur une consommation modeste et facultative de volaille, d’œufs et de poisson, peu voire pas de viande rouge, et peu voire pas de produits laitiers.

Le régime alimentaire moyen des Français est aujourd’hui éloigné d’un tel régime : les deux tiers de notre apport protéique sont d’origine animale

40INRAE (2019) Quels sont les bénéfices et les limites d’une diminution de la consommation de viande ? Dossier Viande et élevage, un éclairage par la recherche. URL : https://www.inrae.fr/actualites/dossier-viande-elevage-eclairage-recherche
. En particulier, plus d’un Français sur quatre mange plus de 500 grammes de viande rouge par semaine et dépasse ce faisant les recommandations de santé publique
41INRAE (2019) Quels sont les bénéfices et les limites d’une diminution de la consommation de viande ? Dossier Viande et élevage, un éclairage par la recherche. URL : https://www.inrae.fr/actualites/dossier-viande-elevage-eclairage-recherche
. Chez les enfants et adolescents, la part des protéines observée dans l’apport énergétique total dépasse actuellement de 1,5 fois (tranche d’âge 14-17 ans) à 2,5 fois (tranche d’âge 3-5 ans)
42ANSES (2017) Avis et rapport de l’Anses sur la troisième étude individuelle nationale des consommations alimentaires – INCA 3.
les apports nutritionnels planchers conseillés par l’ANSES
43ANSES (2016) Actualisation des repères du PNNS : élaboration des références nutritionnelles.
: le risque de carence protéique est donc très faible même auprès de ces populations en cas de baisse de l’apport total.

La consommation moyenne de protéines animales des Français peut donc être réduite de moitié sans tomber sous le niveau nutritionnellement recommandé, avec des effets positifs sur la santé des principaux consommateurs, et des bénéfices considérables pour l’environnement

44INRAE (2019) Quels sont les bénéfices et les limites d’une diminution de la consommation de viande ? Dossier Viande et élevage, un éclairage par la recherche. URL : https://www.inrae.fr/actualites/dossier-viande-elevage-eclairage-recherche
.

Comment peut-on imaginer une diminution des productions animales alors que beaucoup d’éleveurs sont déjà en grande difficulté ?

Au vu des contraintes à venir sur la production agricole dans son ensemble (prairies moins productives, renchérissement des aliments pour animaux, voir II. Un système vulnérable), la situation des éleveurs risque de considérablement se dégrader. Anticiper ces baisses de production plutôt que les subir représente au contraire une opportunité pour améliorer l’existant.

Réduire les quantités produites ne signifie pas réduire le nombre d’éleveurs, ce dernier étant avant tout déterminé par la valeur ajoutée créée par le secteur. Une diminution encadrée des volumes de production (quotas) soutenue par un système de prix garantis rémunérateurs et de rachats des actifs dévalués (bâtiments hors-sol, robots et autres équipements de pointe) permet d’augmenter la valeur ajoutée créée par les exploitations agricoles et d’assurer la sécurité économique des parcours de transition (voir V. Changer les règles du jeu). Outre l’amélioration du bilan économique, les progrès attendus en termes de charge de travail et de bien-être animal auront également des conséquences positives sur le métier d’éleveur.

La France a la meilleure agriculture du monde ! Réduire notre production et nos exportations conduira d’autres pays aux normes moins exigeantes à récupérer nos parts de marché et le bilan écologique sera aggravé.

Bien qu’elle soit souvent reprise par des responsables politiques ou syndicaux

45Cambier C. (2019) La France a-t-elle vraiment "l’agriculture la plus durable du monde depuis trois ans", comme l’assure Didier Guillaume ? LCI. URL : https://www.tf1info.fr/environnement-ecologie/agribashing-la-france-a-t-elle-vraiment-l-agriculture-la-plus-durable-du-monde-depuis-trois-ans-comme-l-assure-didier-guillaume-2129161.html
, l’idée selon laquelle l’agriculture française est la plus durable au monde ne repose sur aucune base scientifique solide. Le « Food Sustainability Index », élaboré par The Economist Intelligence Unit et The Barilla Center for Food and Nutrition, sur lequel se base à l’origine cette affirmation, classait la France en 20e position sur 67 pays en 2018 (33e sur 78 en 2021) en matière de durabilité du système agricole
46Voir les données et la méthodologie sur https://foodsustainability.eiu.com/
. Une autre étude – publiée cette fois dans une revue scientifique à comité de lecture – visant à comparer les agricultures de différents pays membres de l’Union Européenne classe la France 17e sur 28 en matière de soutenabilité environnementale, en prenant en compte des critères tels que les émissions de gaz à effet de serre, le niveau d’utilisation d’intrants chimiques, le rythme d’érosion des sols, leur taux de matière organique ou encore la pollution agricole des cours d’eau
47Rang évalué pour les indicateurs environnementaux à partir de la figure 1 de Nowak A.et al. (2019) Assessment of Sustainability in Agriculture of the European Union Countries. Agronomy 9:890.
.

Il est vrai que notre agriculture entre en concurrence, pour certains produits, avec d’autres pays exportateurs aux systèmes plus intensifs et aux normes de production moins exigeantes (grandes cultures en Amérique du Nord, viande de bœuf et soja au Brésil, céréales en Russie). Il n’est cependant pas raisonnable de chercher à concurrencer des modèles plus intensifs que le nôtre : cela reviendrait à niveler par le bas les normes sociales et environnementales de production et s’opposerait à toute tentative de transition. Pour ces produits, notre premier levier d’action est de réduire nos propres besoins (notamment en végétalisant notre alimentation) et d’orienter notre production vers la qualité plutôt que vers la quantité. Par ailleurs, engager le système alimentaire français dans une trajectoire agroécologique nécessite de facto de nouvelles règles en matière de commerce international pour garantir que les produits importés obéissent à des normes de production au moins équivalentes aux nôtres (voir V. Changer les règles du jeu). Cela écarte le risque de report de la consommation française vers des aliments d’import ne répondant pas aux critères de l’agroécologie.

Produire moins, c’est produire de la faim !

Au contraire, la commercialisation sur les marchés internationaux des surplus agricoles subventionnés des pays du Nord est l’un des principaux moteurs de la faim dans le monde puisqu’elle empêche des centaines de millions de paysans de vivre de leur travail (voir I. Un système défaillant). Le développement de l’agroécologie dans les pays du Sud et le rétablissement d’une juste concurrence

48Celle-ci doit notamment empêcher les subventions à l’export dans les pays industrialisés et offrir aux pays du Sud des moyens pour protéger leurs producteurs s’ils le souhaitent.
en matière de commerce agricole international restent la meilleure stratégie de long terme pour lutter contre la faim.

Par ailleurs, les scénarios de transition élaborés à l’échelle française ou européenne montrent qu’il est possible de conserver nos capacités d’export de céréales, grâce à la diminution des productions animales qui en font une grande consommation. Les pays comme la France pourront donc continuer à fournir des produits agricoles de base aux pays qui dépendent des importations pour nourrir leur population, sans compromettre leur propre souveraineté alimentaire

49On entend par souveraineté alimentaire la capacité qu’a une population à organiser son système alimentaire selon ses propres choix politiques, en particulier pour ce qui relève des conditions sociales et environnementales de production.
.

Se nourrir va-t-il coûter plus cher ?

Il est difficile de répondre à cette question car de nombreux paramètres entrent en jeu. Au niveau de la production agricole, la moindre utilisation d’intrants et de capital va faire baisser les coûts de production, mais la diminution des rendements et l’augmentation du nombre d’actifs va faire chuter la productivité et donc, tirer les prix des matières agricoles vers le haut. Au final, il est probable – et même souhaitable – que les prix payés aux agriculteurs augmentent. Cependant, ces prix ne représentent qu’un peu plus de 5 % du prix payé à la caisse (voir I. Un système défaillant). Autrement dit, une augmentation – même forte – des prix agricoles aurait des effets modestes sur le prix payé par le consommateur final dès lors que sont prises des mesures garantissant un strict encadrement des marges des intermédiaires (agroalimentaire, grande distribution). De plus, la végétalisation attendue des régimes alimentaires représente une source d’économies pour les ménages

50Rogissart L. et al. (2021) Une alimentation plus durable augmente-t-elle le budget des consommateurs ? I4CE Point Climat n°67.
. La reterritorialisation des unités de transformation et des commerces mènera quant à elle à des prix plus élevés au coût actuel du transport (pertes d’économie d’échelle), mais bien plus faibles lorsque nous nous projetons dans une situation d’énergie contrainte et chère, comme en témoigne l’organisation spatiale des systèmes alimentaires qui prévalait au début du 20e siècle.

Au vu des ces différents éléments et des incertitudes fortes concernant l’évolution des marchés de l’énergie et des matières premières, prédire dans quelles proportions auront lieu les augmentations et diminutions des coûts de production est un exercice hasardeux. Il est toutefois possible d’organiser la transition de manière à en définir les principaux gagnants et perdants et ainsi rééquilibrer les rapports de pouvoir entre acteurs économiques. En plus du contexte politique général (répartition des richesses, autres dépenses contraintes des ménages), certaines mesures ciblant le système alimentaire pourront en outre être déterminantes quant à l’accessibilité de l’alimentation. En particulier, la mise en place d’une sécurité sociale de l’alimentation permettrait un accès universel à des produits alimentaires de qualité (voir V. Changer les règles du jeu), pour un coût total bien moindre pour la société. Au final, même si les prix alimentaires augmenteront vraisemblablement du fait des transformations des modes de production, le résultat en termes d’accessibilité – notamment pour les ménages les plus pauvres – dépendra en premier lieu des mesures politiques qui accompagneront ou non ces transformations.

Par ailleurs, au-delà de la question des prix, de nombreux coûts liés au modèle actuel vont diminuer (voir I. Un système défaillant). En premier lieu, le « coût » que représente un système alimentaire non soutenable.