
Source : Les Greniers d’Abondance CC BY-NC-SA, d’après IPES-Food (2017)
Les évolutions requises pour assurer notre sécurité alimentaire future vont à rebours des dynamiques historiques de spécialisation, d’intensification et de concentration du système alimentaire. Pour sortir du modèle agro-industriel, il est nécessaire de comprendre les mécanismes qui l’ont produit et le maintiennent en place. La recherche des coûts de production les plus bas sur des marchés ne prenant pas en compte les coûts sociaux et environnementaux constitue un obstacle fondamental à un changement de trajectoire. Il s’accompagne d’autres verrous d’ordre économique, réglementaire, politique, technique et sociologique.
L’industrialisation des secteurs agricole et alimentaire est un processus qui débute au XIXe siècle dans les pays occidentaux 1
Pour une description du processus et sa contextualisation historique voir Mazoyer M. et Roudart L. (1997) Histoire des agricultures du monde : du néolithique à la crise contemporaine. Le Seuil, Paris.2
Touzard J.-M. et Fournier S. (2014). La complexité des systèmes alimentaires : un atout pour la sécurité alimentaire? VertigO 14.3
Le capitalisme est ici défini comme un système global d’organisation de la société structuré par et pour la rémunération des détenteurs de capitaux. Les profits capitalistes proviennent fondamentalement de la captation d’une partie de la valeur créée par les acteurs économiques, soit de manière directe à travers les bénéfices des entreprises, soit de manière indirecte à travers les loyers et les crédits. Ils peuvent aussi être le fruit d’une augmentation de la valeur marchande des actifs. Comprenant des mécanismes de protection et de transmission de la propriété privée, le capitalisme suit une logique intrinsèque d’accumulation inégale des richesses.
L’augmentation conjointe de la quantité de marchandises produites et de la productivité du travail permet de fournir en masse des produits alimentaires standardisés et bon marché à la population. Les prix agricoles connaissent une baisse tendancielle 4
Butault J-P. (2008) La relation entre prix agricoles et prix alimentaires : une approche macro-économique en France entre 1978 et 2005. Revue Française d’Économie 23:215–240.5
Agreste (2021) Graph’Agri 2021. Revenus et dépenses des ménages. Consommation des ménages.
Les acteurs économiques se spécialisent et on assiste à une division du travail à la fois horizontale (les fermes et les régions se spécialisent dans certaines productions : grandes cultures, élevage, maraîchage, etc.) et verticale (les secteurs de l’agrofourniture, de la transformation, du négoce et de la distribution se structurent).
Un important mouvement de concentration économique accompagne ces évolutions. De grands groupes acquièrent une position oligopolistique 6
Le terme oligopole est employé ici pour souligner le pouvoir d’un petit nombre d’acteurs économiques, qu’ils soient en position d’acheteurs (oligopsone), de vendeurs (oligopole au sens strict), ou les deux à la fois.
Un ensemble de politiques publiques encourage le processus d’industrialisation en favorisant les investissements et la recherche, en régulant les marchés et en soutenant l’exportation des excédents commerciaux. Tandis que la baisse des prix alimentaires devient un enjeu national, permettant aux ménages de libérer du pouvoir d’achat pour d’autres marchandises et services, l’agriculture devient un facteur de puissance et de compétitivité à l’échelle mondiale.
Dans les campagnes, le nombre de travailleurs agricoles chute brutalement, conséquence directe de l’augmentation de la productivité. Les fermes s’endettent, s’agrandissent, se spécialisent et s’intègrent dans les « chaînes de valeur » agro-industrielles. Elles deviennent les débouchés d’entreprises situées en amont (machines, engrais, semences, pesticides, alimentation animale) et les fournisseurs d’entreprises situées en aval (agroalimentaire et grande distribution). La montée en puissance des coopératives permet aux agriculteurs d’accroître leur pouvoir de négociation face aux fournisseurs d’intrants et d’assurer le stockage, la transformation et la commercialisation de leur production 8
Valiorgue B. et al. (2020) Quelles évolutions de la raison d’être des coopératives agricoles françaises ? Regard historique sur un construit social. RECMA 358:23–38.9
Butault J-P. (2008) La relation entre prix agricoles et prix alimentaires : une approche macro-économique en France entre 1978 et 2005. Revue Française d’Économie 23:215–240.10
Valiorgue B. (2020) Refonder l’agriculture à l’heure de l’anthropocène. Le Bord de L’eau. p.104
Depuis les années 1980, la financiarisation 11
La financiarisation se manifeste par deux facteurs significatifs : l’introduction en bourse d’un nombre croissant de grandes entreprises et un afflux de capitaux vers les marchés financiers secondaires (produits dérivés). Par conséquent, les flux financiers sont de plus en plus dissociés de l’économie « réelle », tandis que les attentes en termes de rémunération du capital sont propices à la spéculation et à une évolution des stratégies d’entreprises vers l’intérêt de court terme de leurs actionnaires.12
On entend ici par libéralisation des mesures qui visent à promouvoir la concurrence entre acteurs économiques au sein des marchés. Le principe théorique est que l’auto-régulation des marchés permet une organisation optimale des activités et des échanges. Depuis les années 1980, les politiques libérales s’intègrent dans un nouveau courant idéologique : le néolibéralisme. Les États ont un rôle actif à jouer pour construire le cadre réglementaire nécessaire au bon fonctionnement de marchés concurrentiels (fin des monopoles publics, accords de libre-échange) et doivent eux-mêmes se soumettre à ces règles. Leurs interventions sur les marchés sont ainsi censées se conformer à celles de n’importe quelle entreprise privée en compétition avec d’autres. Voir Dardot P. et Laval C. (2009) La nouvelle raison du monde. Essai sur la société néolibérale. La Découverte.13
Il s’agit vraisemblablement d’un facteur aggravant de premier ordre dans l’envolée des cours agricoles à l’origine de la crise alimentaire de 2008 ; voir De Schutter O. (2010) La spéculation sur les denrées alimentaires et les crises des prix alimentaires. Note d’information du rapporteur spécial sur le droit à l’alimentation.
En France comme dans d’autres pays, de nouvelles formes d’agriculture « aux allures de firme » se développent, en rupture avec les formes familiales traditionnelles 14
Purseigle F. et al. (2019) Des entreprises agricoles “aux allures de firme”. Mutations des exploitations agricoles françaises et nouveaux modes d’accès au foncier. hal-0206396215
Forget V. et al. (2019) Actif’Agri. Transformations des emplois et des activités en agriculture. Centre d’études et de prospective, Ministère de l’agriculture et de l’alimentation. La Documentation française, Paris.
En résumé, le système alimentaire s’est construit comme d’autres grands secteurs industriels (communications, pharmaceutique, textile, etc.) en suivant les règles et conventions économiques dominantes. L’engrenage suivant se met en action et s’impose à tous les acteurs du système alimentaire (Figure IV.2) :
que ce soit pour maximiser les profits des détenteurs de capitaux ou simplement pour maintenir leur activité dans un environnement de plus en plus concurrentiel (en particulier à l’international), les entreprises de l’agro-industrie et les agriculteurs sont incités à réduire leurs coûts de production ;
les coûts de production sont réduits en premier lieu grâce à des gains de productivité (spécialisation et économies d’échelle) ;
les systèmes les plus compétitifs sont sélectionnés, les autres disparaissent, ce qui conduit à la concentration des activités économiques ;
la diminution des coûts de production se poursuit, soit par la réalisation de nouveaux investissements (pour les agriculteurs et les entreprises), soit grâce à un pouvoir de négociation accru permettant d’acheter ses fournitures à meilleur prix (pour les grands groupes industriels et commerciaux) ;
cette dynamique se renforce d’elle-même et, en l’absence d’encadrement par les pouvoirs publics, permet l’émergence d’oligopoles qui captent une part importante des bénéfices associés aux gains de productivité et utilisent leur pouvoir d’influence pour conserver un cadre institutionnel qui leur est profitable ; les subventions publiques deviennent nécessaires pour la survie économique des agriculteurs faute de prix suffisamment rémunérateurs.
Au cœur de la dynamique industrielle, la réduction des coûts de production est très problématique dans le cadre économique actuel. En effet, ces coûts n’intègrent pas les coûts sanitaires, sociaux ou environnementaux associés à la production ou à la consommation des aliments : il s’agit d’externalités négatives. Les pratiques délétères en matière de santé publique, de conditions de travail et d’impacts environnementaux sont sélectionnées tant qu’elles apportent un gain de productivité. Les défaillances observées (voir I. Un système défaillant) ne sont donc pas des dysfonctionnements du modèle agro-industriel mais des conséquences attendues des règles qui déterminent son organisation.
Plus généralement, l’exemple du système alimentaire illustre les problèmes qui surviennent lorsqu’un secteur s’organise selon les principes de l’économie de marché dans un contexte où le marché en question est notoirement défaillant du fait de la concentration du pouvoir aux mains d’un nombre restreint d’acteurs et de la présence de nombreuses externalités négatives.
La construction du modèle agro-industriel s’est accompagnée de la mise en place d’un certain nombre de verrous d’ordre économique, réglementaire, politique, technique, et sociologique. Ceux-ci se renforcent mutuellement et s’opposent au développement d’un modèle alternatif. Quand bien même des agriculteurs ou des entreprises seraient convaincus de la nécessité de changer leurs pratiques ou de transformer leur modèle économique, leurs marges de manœuvre réelles dans le contexte économique et politique actuel sont très limitées, voire inexistantes. Plusieurs travaux et ouvrages ont cherché à caractériser ces verrous et les moyens de les lever 16
IPES-Food (2016) From uniformity to diversity: a paradigm shift from industrial agriculture to diversified agroecological systems. International Panel of Experts on Sustainable Food systems.17
Meynard J-M. et al. (2018) Socio-technical lock-in hinders crop diversification in France. Agronomy for Sustainable Development 38.18
Valiorgue B. et al. (2020) Quelles évolutions de la raison d’être des coopératives agricoles françaises ? Regard historique sur un construit social. RECMA 358:23–38.19
L’Atelier Paysan (2021a) Reprendre la terre aux machines. Seuil Anthropocène.
La politique commerciale et agricole
Les politiques ayant favorisé la libre concurrence sur les marchés agricoles sans corriger leurs défaillances (concentration économique, externalités négatives) ont abouti à la mise en place de puissants verrous. Les accords de libre-échange créent les conditions d’une compétition internationale pour produire des marchandises aux coûts les plus bas. Faible rémunération du travail et laxisme dans les conditions sociales et environnementales de production deviennent des « avantages comparatifs » sur les marchés mondiaux. Sans régulation des échanges commerciaux, les systèmes agroécologiques et locaux se trouvent concurrencés par des produits d’importation moins chers. Ils sont donc automatiquement contre-sélectionnés ou cantonnés à des marchés de niche.
En plus d’être l’un des espaces de libre-échange les plus aboutis au monde, l’Union Européenne a progressivement abandonné les outils de régulation des marchés (prix garantis, quotas, protections douanières) qui étaient au cœur de la Politique Agricole Commune dans les années 1960 et 1970 21
Levard L. et Loyat J. (2021) Régulations des marchés et des prix agricoles. UTAA, note thématique n°4. URL : https://utaa.fr/ notes-thematiques/ regulation-marches-prix
La concentration du pouvoir économique et politique
La concentration du pouvoir est une conséquence directe de la concentration économique, elle-même au cœur de la dynamique industrielle (Figures IV.1, IV.2, IV.4). Le pouvoir des grands groupes industriels et commerciaux s’exerce en premier lieu sur les marchés : leur position d’oligopoles dans les secteurs de l’agrofourniture, du commerce de gros, de la transformation et de la distribution leur permet d’avoir une influence disproportionnée dans la négociation des prix et des standards de production. Captifs de ces marchés, et dépourvus de formes d’organisation collective suffisamment puissantes 22
Les coopératives agricoles pourraient jouer ce rôle mais elles restent d’une part soumises aux mêmes impératifs de compétitivité que les autres entreprises, et se sont d’autre part largement autonomisées vis-à-vis de la majorité des agriculteurs adhérents, dont le niveau d’information et les intérêts ne convergent pas nécessairement avec ceux des dirigeants. Voir Saïsset L-A. (2016) La gouvernance des entreprises coopératives agricoles : fondements et mutations profondes. Dans Lubello P. et al. (Eds.) Systèmes agroalimentaires en transition (pp. 35–50). Quæ.23
Entre autres : pression sur les prix, menaces de déréférencement, exigence de promotions ou de mise aux normes à la charge des fournisseurs, exclusion des petits producteurs ou des formes d’organisation collective dans les pays du Sud. Voir Le BASIC (2015) Qui a le pouvoir ? Revoir les règles du jeu pour plus d’équité dans les filières agricoles.
Mais l’expression du pouvoir ne se limite pas à la négociation des prix. Les grandes entreprises ont les moyens de peser sur les institutions publiques et d’exercer leur influence dans le champ politique, médiatique, technique et scientifique, grâce à leur activité de lobbying et à la puissance de leur communication. Ce pouvoir s’exprime à travers l’influence dans la définition des lois et des normes, l’orientation de la recherche, mais aussi la modification des comportements de consommation et, plus largement, des rapports sociaux et des systèmes de valeurs. La publicité et les offres marketing façonnent très largement les préférences alimentaires. La mise sur le marché de nouvelles technologies par les industries de la semence, du machinisme ou de l’équipement agricole, détermine les systèmes de production associés et crée une situation de dépendance durable. La privatisation de certaines ressources et savoirs (ressources génétiques, données numériques, pharmaceutique…) s’oppose au développement d’alternatives ou à l’émergence de concurrents.
La transition agroécologique est contraire aux intérêts immédiats de la plupart des grands groupes industriels et commerciaux : réduction de l’activité dans plusieurs secteurs, exigences plus fortes concernant la rémunération des producteurs, la qualité nutritionnelle des aliments et les impacts environnementaux (voir III. Les piliers d’un système alimentaire résilient et durable). Les transformations nécessaires sont d’autant plus difficiles à mettre à l’agenda politique que ceux qui ont le plus à perdre sont puissants et organisés.
L’imprégnation idéologique du modèle agro-industriel
L’hégémonie du modèle agro-industriel et les stratégies d’influence des acteurs dominants exercent un fort pouvoir sur la façon de penser le système alimentaire, ses objectifs, ses défaillances et les transformations à opérer. L’augmentation de la productivité et l’innovation technologique sont présentées comme la principale mesure du progrès, voire comme la seule réponse possible face à la malnutrition ou aux crises environnementales. Cela finit par intégrer le sens commun et les visions alternatives sont souvent disqualifiées comme étant naïves ou régressives. L’éventail des solutions est réduit aux seules réponses techniques et les efforts de recherche consacrés à l’exploration d’autres voies sont marginaux. Il est à cet égard marquant que les seuls scénarios de transition transversaux, cohérents et entièrement chiffrés du système alimentaire (dont il est question dans la partie précédente) aient été produits par des petites structures aux moyens modestes 26
Une association (Solagro) pour le scénario Afterres2050 à l’échelle France et un institut de recherche indépendant (l’IDDRI) pour TYFA à l’échelle européenne.27
Le Dru M. (2021) Numérique, robotique, génétique: les ministres dévoilent le nouveau visage de l’agriculture ce vendredi. Le Progrès. URL : https://www.leprogres.fr/economie/2021/11/04/numerique-robotique-genetique-les-ministres-devoilent-le-nouveau-visage-de-l-agriculture-ce-vendredi
De la même manière, l’idée inlassablement répétée par la grande distribution selon laquelle l’alimentation doit coûter le moins cher possible conditionne les attentes et les comportements des consommateurs. Les différentes enseignes font du faible prix de vente leur premier argument publicitaire, rivalisant de slogans et d’injonctions à payer moins cher sa nourriture : « Tous unis contre la vie chère », « Les prix bas, la confiance en plus », « Si vous trouvez moins cher ailleurs, on vous rembourse la différence », etc. Dépenser le moins possible pour s’alimenter est devenu la norme, si bien qu’un modèle alternatif qui ne s’y conformerait pas aurait du mal à bénéficier du soutien de l’opinion et des décideurs.
La spécialisation des productions et des territoires
Parce qu’elle permet de réaliser des économies d’échelle, la spécialisation est une caractéristique essentielle du modèle agro-industriel. L’orientation de l’activité vers un nombre restreint de productions – voire une production unique – s’observe aussi bien à l’échelle des exploitations que des territoires. Elle s’accompagne d’une standardisation guidée par les normes industrielles et de la mise en place de filières prenant en charge différentes étapes de la chaîne de production : fourniture des intrants (semences, engrais, pesticides, aliments pour animaux), conseil et accompagnement, récolte, tri, stockage, transformation, commercialisation. Le niveau actuel de spécialisation est un obstacle à la transition agroécologique, la diversification des pratiques et des productions étant justement un de ses axes clés.
D’une part, la diversification des cultures est nécessaire pour casser les cycles des bioagresseurs et pour renouveler la fertilité des sols (apport d’azote par les légumineuses notamment). Elle se heurte à de nombreuses difficultés : charge de travail supplémentaire, manque de disponibilité en variétés adaptées ou en machines spécifiques, besoin de formation des producteurs et de leurs partenaires techniques ou commerciaux, absence de filière pour la récolte ou le stockage, débouchés incertains et moindre valorisation économique des produits issus d’une diversification par rapport aux cultures dominantes 28
Meynard J-M. et al. (2018) Socio-technical lock-in hinders crop diversification in France. Agronomy for Sustainable Development 38.
Les investissements à rentabiliser
La réduction des coûts de production qui s’impose aux acteurs économiques pris dans la dynamique industrielle nécessite d’importants investissements (Figure IV.2). Agriculteurs comme entreprises agroalimentaires se sont endettés et s’endettent encore actuellement pour acquérir de nouvelles machines, de nouveaux bâtiments ou du foncier supplémentaire, et ainsi gagner en productivité. Une fois réalisés, ces investissements engagent les systèmes de production dans certains itinéraires techniques dont il est très difficile de sortir sans compromettre la capacité des entreprises à honorer les emprunts contractés. Cette situation constitue donc un obstacle à la réduction de l’utilisation d’intrants et des volumes de production, à la diversification des cultures ou au rééquilibrage de la répartition des unités de transformation sur les territoires.
La transition agroécologique crée de fait des « actifs échoués », c’est-à-dire des actifs dont la valeur chute en raison des nouvelles pratiques et normes (comme les infrastructures d’exploitation des énergies fossiles dans le contexte de la lutte contre le dérèglement climatique). C’est le cas par exemple des bâtiments d’élevage hors-sol, des serres chauffées, du matériel agricole très spécialisé (robot de traite, arracheuse à betteraves) ou des sites industriels où se concentre la majeure partie des activités agroalimentaires. La transformation des systèmes de production passe donc par la mise au point de mécanismes de compensation de ces pertes.
La configuration actuelle de l’emploi
La transition agroécologique implique des besoins accrus de main d’œuvre pour la production agricole, mais une réduction d’activité dans le secteur de la fabrication d’intrants chimiques ou dans les filières animales et une réorganisation spatiale de nombreuses activités de transformation. Si le bilan net en emplois sera vraisemblablement positif 29
The Shift Project (2021) L’Emploi : moteur de la transformation bas carbone. URL : https://theshiftproject.org/plan-de-transformation-de-leconomie-francaise-axe-emploi/
La précarité alimentaire
Malgré le niveau historiquement faible de la part du budget consacré à l’alimentation 31
Agreste (2021) Graph’Agri 2021. Revenus et dépenses des ménages.32
Voir III. Les piliers d’un système alimentaire résilient et durable ; Questions et objections fréquentes.33
Pour plus de détails sur la structuration d’un « clivage de classe » autour de l’alimentation voir L’Atelier Paysan (2021a) Reprendre la terre aux machines. Seuil Anthropocène. pp.98–105 et 166–173.
Le poids du capital et de l’endettement dans les exploitations agricoles
Le poids du capital dans les exploitations agricoles modernes constitue un frein majeur à l’évolution des pratiques et au renouvellement des générations 34
Marie M. et al. (2020) La Scop, pour un autre statut paysan ? Campagnes Solidaires 367.35
Même lorsque les terres sont en fermage, la transmission d’un bail peut faire l’objet d’un paiement à l’agriculteur sortant. Bien qu’illégale, cette pratique du « pas de porte » est répandue dans certaines régions de grandes cultures et les montants peuvent être significatifs (de 3 000 à 6 000 euros l’hectare pour une transmission familiale jusqu’à plus de 10 000 euros l’hectare en dehors de ce cadre). Voir Lallau B. et al. (2015) L’analyse du pas-de-porte en agriculture et le renouvellement des générations en zone de fermage majoritaire. Rapport de synthèse.36
Sur les dispositifs fiscaux (déduction pour investissement, exonération des plus-values) et leurs effets, voir Delaire G. et al. (2011) La fiscalité du bénéfice réel agricole doit-elle continuer de subventionner l’accumulation des moyens de production ? Économie rurale 323.
Cette situation d’endettement structurel enferme les exploitations agricoles dans des trajectoires conformes au modèle agro-industriel. Une réorientation vers des pratiques agroécologiques représente dans ce contexte un risque pour la survie de nombre d’entre elles. Par ailleurs, le poids des investissements initiaux est un frein majeur à l’installation. Ceux-ci peuvent être alourdis par deux facteurs supplémentaires. D’une part, la nécessité de se loger sur la ferme ou à proximité, que ce soit en rachetant l’habitation des cédants, en construisant un nouveau logement ou en aménageant un bâtiment existant. D’autre part, le fait que de nombreux bâtiments agricoles soient vétustes et amiantés 37
L’Atelier Paysan (2021b) Restructurer pour mieux transmettre. URL : https://www.latelierpaysan.org/Restructurer-pour-mieux-transmettre-une-note-pour-resumer-les-enseignements-de
La construction de l’identité professionnelle 38
En sociologie, l’identité professionnelle renvoie au « sentiment d’appartenance à une profession issue d’une socialisation et dont le résultat est la conformité aux normes collectives. Cette dernière se caractérisant par l’usage de pratiques, de vocabulaire ou de gestes communs. » Fray A-M. et Picouleau S. (2010) Le diagnostic de l’identité professionnelle : une dimension essentielle pour la qualité au travail. Management & Avenir 38:72–88.
Un individu construit son identité au travers de ses expériences, de ses relations et de ses trajectoires de vie. La vie professionnelle tient une part importante dans cette construction identitaire, en particulier chez les agriculteurs, dont le métier est souvent associé à un fort engagement personnel. Par conséquent, les critiques dirigées contre le modèle agro-industriel sont parfois vécues comme une remise en cause de leur propre personne. Les changements profonds – à la fois en termes de pratiques que de valeurs – qu’implique la transition agroécologique conduisent une partie de la profession agricole à une crispation identitaire 39
L’Atelier Paysan (2021a) Reprendre la terre aux machines. Seuil Anthropocène.
Plus insidieusement, la remise en question légitime d’un système insoutenable est instrumentalisée par les tenants du modèle agro-industriel. La diffusion du concept « d’agribashing » par ces derniers en est une illustration marquante 40
Voir Matalon V. (2019) « Ce n’est pas l''agribashing' qui pousse au suicide ! » : des agriculteurs regrettent la mobilisation lancée par la FNSEA. FranceInfo. URL : https://www.francetvinfo.fr/economie/emploi/metiers/agriculture/crise-des-eleveurs/ce-n-est-pas-l-agribashing-qui-pousse-au-suicide-des-agriculteurs-regrettent-la-mobilisation-lancee-par-la-fnsea_3670559.html
Ce verrou est l’un des plus saillants car c’est souvent au prisme d’une confrontation entre groupes sociaux que les problématiques agricoles s’expriment dans les médias et dans les discours de représentants politiques et syndicaux. Le fait que les groupes en question (agriculteurs comme consommateurs) soient en réalité dotés de bien peu de pouvoir face aux firmes industrielles et commerciales et que leurs actions soient en grande partie déterminées par le système dans lequel ils évoluent est en revanche rarement mis en avant.
S’il est indispensable d’agir sur les obstacles clés présentés ci-dessus pour permettre une véritable transition agroécologique, il faut garder à l’esprit que de nouveaux verrous ont toutes les chances de se mettre en place tant que les « règles du jeu » ayant donné naissance au modèle agro-industriel restent inchangées (Figure IV.2). Celles-ci forment un système d’incitations et de contraintes qui s’impose aux acteurs économiques : normes, fiscalité, encadrement de la concurrence et des marchés, règles du commerce international, etc.
Ces règles sont aujourd’hui aveugles à la prise en compte de l’intérêt collectif et à la préservation des biens communs. Dans un tel contexte, la recherche des coûts de production les plus bas engendre mécaniquement d’importants dommages en matière de santé publique, de conditions de travail ou d’environnement. Transformer véritablement le système alimentaire implique donc de surmonter ce « verrou des verrous » en changeant les règles du jeu qui détermine son organisation (voir V. Les leviers de la transformation du système alimentaire).